La fin des évidences
ICAB
Trois designers de caractères typographiques entrent dans un bar à Munich. Ils sont venus en Allemagne pour parler de typographie dans le cadre d’une conférence organisée à ce sujet. Ils sont portent des jeans et des baskets et, sous leurs vestes, des t-shirts noirs arborant une grande lettre blanche différente pour chacun. Ils prennent place au comptoir et cherchent du regard à qui passer leur commande. L’un d’eux lève la main pour attirer l’attention. Le barman le remarque, s’approche des gars en regardant leur t-shirt et leur demande : « Alors les gars, vous êtes HOT ? » Les trois acolytes semblent troublés. Ils sont perplexes. L’Allemand et le Finlandais fixent le Néerlandais et le Néerlandais fixe le Finlandais. Enfin, deux d’entre eux comprennent d’ou provient le malentendu. En parfaite synchronisation, l’Allemand et le Finlandais esquissent un même geste : pressant leur main gauche contre leur cou, ils tirent la droite vers le bas du torse en pinçant leur pouce et leur index. Comme s’ils dessinaient une ligne droite verticale avec un stylo invisible du cou jusqu’au nombril. En regardant son t-shirt, le Néerlandais comprend ce que les deux autres veulent lui dire. Il enlève sa veste, la pose sur un tabouret du bar et conclut : « Peut-être n’aurions-nous pas dû choisir une fonte à empattement pour les tee-shirts ». Le barman regarde à nouveau les trois gars et s’exclame : « Ah, HOI ! Vous venez certainement des Pays-Bas ». Les trois gars rient à gorge déployée. De toute évidence, les mots ne signifient pas la même chose pour eux que pour le barman. Trop hilare pour parler, le Néerlandais commande trois bières en levant la main et en dressant le pouce, l’index et le majeur. Parler de lettres toute la journée leur a donné soif.
TAUTOLOGIE DE LA TYPOGRAPHIE
Une lettre est une lettre parce qu’elle est lisible pour nous comme telle. Et parce qu’elle est lisible pour nous comme une lettre, c’est une lettre. Ainsi, on pourrait dire que toutes les lettres sont lisibles. Ou, plus radicalement : tout est lettre. Et nous sommes un stylo. Par conséquent, certaines lettres sont sémiques (lisibles) et d’autres sont asémiques (illisibles, les lettres que nous ne connaissons pas encore). Donc tout ce que l’on fait est écriture. Et en fonction de notre point de vue sur les systèmes d’écriture, elle sera acceptée comme quelque chose de signifiant ou relèvera du non-sens, que d’aucuns pourraient alors considérer comme mystique. L’écriture manuscrite combine ces deux dimensions, elle réunit mystique et sémantique. Ces dernières coexistent parce qu’écrire à la main, c’est faire deux choses en même temps : composer et façonner des lettres, de façon synchrone. Et si cela peut paraître étrange à première vue, c’est la dimension mystique qui compte le plus dans la vie quotidienne. Ce qui officialise un contrat entre êtres humains n’est pas tant la composition du caractère, mais plutôt son aspect formel, qui authentifie les signatures.
PRODUCTION ET DISTRIBUTION DE LA PENSÉE
Alors que la plupart des gens admettent que l’invention des caractères mobiles par Gutenberg est à la base de la société de la connaissance dans laquelle nous vivons aujourd’hui, parce qu’elle a introduit un langage portable, répétable et uniforme — des livres, imprimés avec des caractères mobiles — peu réalisent qu’en faisant cela, il anesthésiait du même coup le mot manuscrit. Alors que l’écriture au stylo permettait à leur auteur de différencier chaque a d’un autre a, cette particularité dût être éliminée pour rendre possible l’invention de Gutenberg.
Si la découverte de Gutenberg a eu un impact significatif sur la diffusion des idées humaines, la machine à écrire a eu un impact comparable sur sa production, quelques 300 ans plus tard. Alors que le contenu des livres de Gutenberg prenait source dans des textes écrits à la main, ce n’était pas la main, mais la machine qui, à partir de 1865, couchait la pensée humaine sur papier. En ce sens, on pourrait affirmer que d’un point de vue culturel, l’invention de la machine à écrire est au moins aussi essentielle que celle du type mobile par Gutenberg pour le développement de notre société. De même que Gutenberg typifiait la distribution des idées, la machine à écrire en proposait sa propre modalité distributive. Dès lors, ce ne furent plus les humains mais des machines qui écrivirent sur le papier.
La plupart des gens ne voient pas de différence notable sur le fait d’écrire un mot avec un stylo plutôt qu’à la machine à écrire. Mais il en ira tout autrement si vous leur demandez d’écrire un émoji. Parce qu’il y a (encore) une grande différence pour nous entre le tracé manuel d’un smiley et celui d’un mot. Le premier est perçu comme un dessin, le second comme une écriture. Cependant, ces deux actions s’indifférencient lorsqu’on emploie une machine, comme un ordinateur portable ou un smartphone. Les deux formes visuelles sont produites de façon similaire, en appuyant sur des boutons. Et techniquement, les deux sont identiques. Ce sont des points de code dans la table Unicode, représentant autant de fragments d’information sémantique. Mis en place en octobre 1991, le consortium décrit ainsi sa mission sur son site Web : Unicode fournit un numéro unique pour chaque caractère, quelle que soit la plateforme, quel que soit le programme, quelle que soit la langue. Ainsi, Unicode fournit non seulement un système de chiffres unique pour les lettres, mais aussi pour les mots, les phrases et les histoires entières. Comme celle-ci. 67-101-99-105-32-110-700-101-115-116-32-112-97-115-32-117-110-32-65-46.
Si nous admettons que tous les nombres naturels existent, parce qu’ils se fondent sur une certaine logique, nous pouvons aussi conclure que tous les textes possibles existent grâce à l’alphabet. Il nous suffit donc de choisir des chiffres singuliers et nous obtenons un texte unique. Ceci distingue fondamentalement l’écriture mécanique (la typographie) de l’écriture manuscrite (la chirographie). Alors que la première nous permet de produire des contenus originaux (des numéros qui n’ont jamais été distribués ainsi par d’autres auteurs), ce n’est qu’en chirographie que nous pouvons être véritablement « orginär » (authentiques). Parce que c’est dans ce seul système que nous sommes capables — dans une certaine mesure — de créer notre propre alphabet. Mais bien qu’il y ait toujours eu une séparation stricte entre les deux, tout pourrait changer bien plus vite que prévu.
Pour résumer, on peut dire que les fontes OpenType Variable en particulier, diffèrent des autres formats de fontes actuels parce qu’elles peuvent contenir plusieurs fontes apparentées dans une seule fonte. Elles sont, pour ainsi dire, une famille de lettres complète rassemblées dans une seule fonte. Sur un plan pragmatique, les fontes OpenType Variable sont nées de la nécessité d’envoyer les données de fontes à un navigateur web plus rapidement, afin que l’utilisateur — un lecteur — ait moins de problèmes de FOUT & FOIT (respectivement, « flash de texte non stylé » et « flash de texte invisible »). Ces effets se produisent lorsqu’un site web requiert des fontes spécifiques et donc qu’un fichier de fonte doit, pour ce faire, être téléchargé depuis un serveur. De ce fait, pendant un bref instant, la fonte dans laquelle le texte devrait être affiché n’est pas encore disponible dans le navigateur. Deux solutions existent pour contourner ce problème : le FOUT est le cas où le texte est affiché d’emblée dans une fonte disponible par défaut, en attendant que la fonte souhaitée ait été téléchargée. Dans ce cas, le texte est immédiatement visible mais de façon impromptue la fonte se met à jour. L’autre solution est le FOIT, dans ce cas le texte reste invisible jusqu’à ce que la fonte soit disponible. Les recherches ont montré que pour chacune de ces solutions, la rapidité avec laquelle un texte apparaît dans sa forme finale a une influence cruciale sur l’expérience utilisateur. Il semblerait que la différence se mesure en millisecondes. Chaque octet compte. C’est pourquoi de grandes firmes ont inventé les fontes OpenType Variable.
Cependant, de façon plus abstraite, cette technologie implique également que les fontes OpenType Variable rendent les caractères typographiques variables, ce qui est implicitement mentionné dans le nom. Le principe permettant d’envoyer plus rapidement les fontes à l’utilisateur s’appuie sur le simple calcul qu’il y a besoin de moins de données numériques lorsqu’un seul contour de formes définit toute une famille de caractères, que lorsqu’il est nécessaire d’envoyer deux fontes distinctes ayant chacune son propre contour. Il faut par conséquent définir précisément comment des formes de lettres contenues dans une fonte unique peuvent être transformées en d’autres formes. On peut comparer ce phénomène à un parcours circulaire. Le voyage Amsterdam – New York – Amsterdam – San Francisco – Amsterdam, est beaucoup plus efficace quand vous allez directement de New York à San Francisco. Alors que l’on peut toujours dire d’une lettre numérique ordinaire qu’elle n’existe qu’une fois qu’elle est affichée, les choses se compliquent dans le cas des fontes variables. Une lettre d’une fonte variable ne peut être affichée que lorsqu’elle a été calculée. Et de même qu’il y a un nombre illimité de subdivisions entre 0 et 1, il y a un nombre illimité de variantes des lettres dans une fonte variable. Chaque fonte variable contient une quantité infinie de fontes intermédiaires. Il revient au concepteur de caractères de déterminer la façon dont la fonte se modifie. De fine à grasse, de grasse à encore plus grasse, d’étroite à large, de serif à sans serif, d’anguleuse à arrondie, de très contrastée à peu contrastée. Mais aussi, pour peu qu’un typographe le souhaite, de A à O. Puisque le contour de la lettre est dynamique, la forme de la lettre l’est aussi. Cette dynamisation de la forme des lettres implique que cette évolution se distingue sensiblement de toutes les autres évolutions typographiques des 500 dernières années. Jusqu’à présent, la forme d’une lettre était intangible. Une lettre était une lettre. Définitive dans sa forme. Statique dans le temps : elle était la même maintenant, dans le passé et à l’avenir. La lettre était intemporelle. Une lettre était une chose figée et qui ne pourrait jamais changer. Comme tous les livres composés avec des lettres qui ont été imprimés au cours des 500 dernières années.
Mais ce qui nous a toujours semblé évident jusqu’alors — la forme d’une lettre — a pris fin du fait de l’avènement des Fontes variables OpenType. Alors que, jusqu’à présent, les lettres étaient évidentes au sens propre comme au sens figuré, cela pourrait ne plus être du tout le cas à l’avenir. Ainsi, l’état d’une lettre à cet instant sera différent l’instant d’après. Et comme cela contredit complètement notre conception de ce qu’est une lettre, il est très difficile de décrire ce phénomène aujourd’hui. Une situation dans laquelle A = O nous semble impossible, alors même que nous disposons désormais de la technologie qui le permet.
Les fontes variables sont aux fontes en usage en 2018 ce qu’Internet est au livre imprimé. Et de même que la dynamisation de l’information par la technologie de l’Internet a, contre tout attente, transformé tous les aspects de notre vie quotidienne au cours des 20 dernières années, la dynamisation de la forme des lettres aura aussi, sans aucun doute, des conséquences inattendues. Il faut garder en mémoire le fait que personne n’a jamais vraiment été capable de prédire les conséquences socioculturelles d’un développement technologique. C’est vrai dans le cas d’Internet, ça l’est aussi dans le cas des fontes variables. Et puisqu’il s’agit cette fois d’une condition matérielle de notre existence, à savoir le langage typé, il est très probable que cette transformation soit beaucoup plus importante qu’aucune autre auparavant. Il nous est impossible de décrire ce que produira cette état de fait, tout comme il était impossible, il y a 20 ans, de prédire les conséquences ultimes de l’avènement d’Internet. Voici ce que Søren Kierkegaard a dit à ce sujet : « La vie doit être vécue en regardant vers l’avenir, mais elle ne peut être comprise qu’en se tournant vers le passé ». En bref : la lucidité opère toujours rétrospectivement et jamais par anticipation.
UN POUR UN
Dans un dessin animé, un barman demande à un client « Quelle bière voulez-vous ? » Le client dit « IPA, s’il vous plaît », ce à quoi le barman répond : [kɛl bjɛʁ vule-vu ?] Si pour la plupart des blagues ce qui importe est qu’elles soient bien racontées, celle-ci nécessite surtout des compétences en typographie. Pas seulement pour la raconter, mais surtout pour la comprendre et la trouver drôle. Tout d’abord, elle nécessite de savoir qu’IPA n’est pas seulement l’acronyme d’« Indian Pale Ale », mais aussi celui d’« Alphabet phonétique international » en anglais. Il faut aussi être capable de lire l’IPA pour comprendre que « quelle bière voulez-vous ? » et [kɛl bjɛʁ vule-vu ?] signifient la même chose. L’un en langage écrit, l’autre en langage oral écrit en IPA.
Il y a aussi cette histoire d’un Allemand qui, lors d’une réunion, demanda aux autres : [kɔnɛse-vu taʁzɑ̃] ? Et comme personne ne comprenait ce qu’il disait, il a demanda à nouveau [kɔnɛse-vu taʁzɑ̃] ? Mais il fut à nouveau confronté à des regards désorientés, des yeux écarquillés, des gens sans voix. Et pour enfin créer de la clarté, il demanda : [kɔnɛse-vu Aaaaaahhhh/ uohuoh/ uohuoh/] ? Ce à quoi les autres répondirent, spontanément et visiblement soulagés : [a, vu vulje diʁ taʁzɑ̃ !].
Il existe manifestement des mots que nous ne savons pas comment prononcer. Et des mots que nous ne savons même pas comment écrire. Comment écririez-vous le cri de Tarzan ? Dans l’acte officiel de la marque commerciale portant les numéros 2210506, 3841800 et 4462890 sous laquelle Edgar Rice Burroughs, Inc. a fait enregistrer la marque Tarzan yell™, respectivement en 1998, 2010 et 2014, on peut lire ce qui suit :
La marque est un cri composé d’une série d’une dizaine de sons environ, alternant entre les registre de voix de poitrine et de fausset, comme suit :
1 un son semi-long en voix de poitrine, 2 un son court plus haut d’un intervalle d’une octave et une quinte par rapport au son précédent, 3 un son court plus bas d’une tierce majeure par rapport au son précédent, 4 un son court plus haut d’une tierce majeure par rapport au son précédent, 5 un son long plus bas d’une octave et une tierce majeure par rapport au son précédent, 6 un son court plus haut d’une octave par rapport au son précédent, 7 un son court plus haut d’une tierce majeure par rapport au son précédent, 8 un son court plus bas d’une tierce majeure par rapport au son précédent, 9 un son court plus haut d’une tierce majeure par rapport au son précédent, 10 un son long plus bas d’une octave et une quinte par rapport au son précédent. Et il se note :
Cependant, le cri semble ne pas avoir d’orthographe officielle.
Mais à partir de quand commençe-t-on à reconnaître les sons comme des mots ? Quelle est la différence entre produire un son et prononcer un mot ? À quel moment un enfant dit-il son premier mot ? S’agit-il des sons qui ressemblent à [mamɑ̃] ? Et si oui, quel statut accorder à tous les sons produits avant cela ? Est-ce du langage ou non ? D’une certaine façon, il semble assez logique que le langage puisse exister sans aucune forme de notation. Mais si les mots existent vraiment sans lettres, comment ces mots se matérialisent-ils ? Le cri de Tarzan est-il le mot d’une langue propre, celle de Tarzan ? Et si nous le considérons vraiment comme un mot, en existe-t-il des traductions ? Ou se pourrait-il qu’aucune autre langue n’ait de traduction satisfaisante pour le cri de Tarzan ? De la même façon qu’il n’existe pas de traduction française satisfaisante pour le mot allemand Schrift ? Les traductions les plus courantes sont les suivantes : manuscription, fonte, caractère, écrit, document, script, écriture manuscrite, typographie, dactylographie, œuvre, article, rapport, impression, notation, dépliant, pétition et tract. Et si le sens du mot allemand Schrift est évident pour tous les Allemands, la plupart d’entre-eux semblent avoir des difficultés à le définir. Cela semble plus facile à l’écrit : Schrift c’est, entre autres choses, ce que vous regardez en ce moment. Et que regardez-vous ?
On pourrait se demander ce qu’est précisément le cri de Tarzan. Pour la plupart des gens, définir le cri de Tarzan comme une langue à part entière peut sembler absurde. D’autant plus que dans ce cas, il s’agirait d’une langue n’ayant qu’un seul mot. Mais il existe des langues qui montrent que cela ne doit pas être considéré comme un problème. Consultez le site en ligne OWL ; One World Language est une langue constituée d’un seul mot, permettant néanmoins de tout exprimer. Si nous acceptons la langue de Tarzan comme langue, alors en effet cette langue est parlée par une grande part de la population dans le monde. Essayez par vous-même : si votre interlocuteur vous comprend immédiatement, demandez-lui s’il ou elle connaît l’histoire originale de Tarzan. Il est probable qu’il n’en soit rien.
Cette histoire, publiée initialement en 1912 dans All-Story Magazine se résume dans ses grandes lignes comme suit. En 1888, John Clayton et Lady Alice quittèrent Douvres par bateau pour rejoindre l’Afrique, sur ordre du Secrétaire aux Colonies Britanniques. Ils rejoignaient l’Afrique de l’Ouest Britannique, mais suite à une mutinerie, ils ne parvinrent jamais à destination. Quelque part à mi-chemin, ils furent abandonnés sur une plage déserte avec tous leurs biens, dont une importante bibliothèque. Ce qui devait arriver arriva. L’homme construisit une hutte et la femme donna naissance à un enfant. Peu de temps après la naissance, la femme mourut et l’homme fut assassiné un peu plus tard par un groupe de grands singes qui dévalisèrent la petite maison. Tarzan, le bébé, fut épargné et emmené par les singes, avec lesquels il grandit dans la forêt vierge.
Des années plus tard, Tarzan découvrit par hasard sa maison parentale détruite et trouva les livres pour enfants que ses parents, prévoyants, avaient emporté avec eux. Ces livres contenaient des dessins faciles à comprendre et de grands signes. Et bien que Tarzan, comme on pouvait s’y attendre, reconnût immédiatement ce que les images montraient, les formes abstraites jouxtant les images restèrent dans un premier temps mystérieuses à ses yeux. Ces formes abstraites lui évoquaient de gros insectes. Mais de par sa vivacité d’esprit, il en découvrit rapidement la logique sous-jacente. Et avec cette découverte, il parvint à apprendre à lire et à écrire. Durant cette période, pour Tarzan, le langage existait exclusivement visuellement. Un langage silencieux. Plus tard dans l’histoire, quand Tarzan sut lire et écrire couramment (en anglais), il entra pour la première fois en contact avec d’autres personnes. Ces personnes étaient les passagers d’un bateau qui découvrirent Tarzan sur son île. Tarzan n’étant capable d’utiliser le langage que dans sa forme écrite, il communiqua avec un crayon et du papier.
À ce stade de l’histoire, Edgar Rice Burroughs, l’auteur de Tarzan, inventa un tour linguistique génial. Au lieu d’un interlocuteur anglophone, il choisit un marin francophone, ce qui eut pour conséquence la situation curieuse dans laquelle Tarzan apprit à prononcer les mots tels que « apple » [pɔm], « window » [fənɛtʁ] et « same » [kɔm]. À l’époque, pour Tarzan, A = [ɔ] était une réalité.
A ET O
Un alphabet a toujours un début et une fin. C’est une évidence lorsqu’on considère l’adage sur l’alpha et l’oméga, aussi connu sous le nom de A et O, que l’on emploie pour mettre l’accent sur l’intégralité d’un sujet. Cette maxime fait référence au dernier livre du Nouveau Testament (Livre de l’Apocalypse), dans lequel elle est utilisée pour désigner la plénitude de Dieu et en particulier celle du Christ. Alpha et omega sont la première et la dernière lettre de l’alphabet grec. Cela renvoie aussi, entre autres choses, au fait que le langage écrit a d’abord été utilisé pour noter les récoltes et les troupeaux. C’est pourquoi l’alphabet phénicien a eu pour première lettre l’aleph, un signe imitant la forme d’une tête de vache. Cependant, pour les Phéniciens, l’aleph n’était pas une consonne, mais un coup de glotte. Le coup de glotte est une consonne occlusive qui, en français, n’est pas identifiée par une lettre distincte, mais qui résonne quand les cordes vocales s’arrêtent, juste avant que nous ne prononcions une voyelle. Lorsque les Grecs reprirent l’alphabet des Phéniciens, vers 900 av. J.-C., ils en modifièrent un aspect essentiel : les voyelles se virent attribuer une fonction comparable à celle des consonnes. Elles ne furent plus indiquées par des signes diacritiques bizarres, mais reçurent leur propre forme de lettre, tout à fait comparable à celle accordées aux consonnes. Les Grecs manquaient en particulier d’une lettre pour le son [ɔ], le o long, c’est pourquoi ils ont ajouté un omega. Et parce que les Grecs ont en grande partie maintenu la séquence de l’alphabet phénicien, cette nouvelle lettre fut ajoutée à la fin de l’alphabet. De ce point de vue, l’expression « A et O » n’est pas adaptée à l’alphabet latin, ou semble être — à tout le moins — une traduction frappante, comparable à celle de la toute première phrase de la Bible. Comme la plupart d’entre nous le savent, cette phrase dit : « Au commencement était le mot, et le mot était auprès de Dieu, et le mot était Dieu ». La traduction usuelle (« Au commencement était le verbe, et le verbe était auprès de Dieu, et le verbe était Dieu » a été modifiée pour les besoins du texte, NDT.
Des recherches linguistiques ont montré que dans la version originale, rédigée en grec ancien, c’est le mot Λόγος (lógos) qui était employé. Un mot qui, selon les mêmes recherches, signifie plutôt « esprit » que « mot ». Mais au-delà des différences entre esprit et mot, ce fait montre l’importance décisive de la langue dans la Bible. En même temps, la Bible, comme tout autre livre, appartient à quelque chose de plus vaste, dans la mesure où nous n’y accédons que dans notre propre langue. Sous une forme écrite avec des lettres, imprimée sur papier. Et si l’alpha et l’oméga sont les symboles de la totalité, du début et de la fin, le langage en lui-même est infini. Considérant que deux chiffres (le 0 et le 1) suffisent pour créer une réalité virtuelle telle qu’Internet, les possibilités qu’offrent nos 26 lettres semblent infinies.
Un moyen simple pour mieux comprendre les choses (ou, comme on dit en français, « saisir quelque chose »), c’est d’examiner un sujet ou un objet spécifique sous les angles de vue respectifs correspondant à différentes langues. En d’autres termes : traduire le mot ou le sujet. Prenons par exemple le nom anglais « self-evidence » ; le néerlandais utilise le mot vanzelfsprekendheid et en allemand le terme est die Selbstverständlichkeit. Et bien que vous puissiez dire que ces trois mots identifient trois choses différentes : « quelque chose qui possède une sorte d’évidence », « quelque chose qui va de soi » et « quelque chose qui existe en soi », ces trois concepts forment ensemble un meilleur cadre pour le concept sous-jacent que celui de chacun des concepts pris individuellement. Ils se renforcent mutuellement parce qu’ils ne se contredisent pas. Ensemble, ils nous donnent une meilleure image de ce que pourrait être le sens réel du concept. Et quand on y réfléchit, il arrive que cette définition s’applique aussi au langage écrit. À l’écriture telle que nous la connaissons, l’utilisons et la lisons en ce moment même.
1. Un texte est évident, parce qu’il est ce qu’il est. Regardez cette phrase. La seule raison pour laquelle elle peut référer à elle-même provient du fait qu’elle contient sa propre évidence. Si elle n’était pas évidente, elle ne pourrait pas renvoyer à elle-même.
2. Un texte parle de lui-même parce que nous fixons le langage parlée sur le papier au moyen de lettres, de mots et de phrases. C’est une sorte d’enregistrement visuel du langage parlé.
3. Un texte tient par lui-même parce que nous en parlons la langue. Autrefois, la lecture était toujours une lecture à haute voix. Et c’est toujours le cas : lorsque nous lisons, nous nous parlons à nous-même.
Et si vous regardez dans un dictionnaire allemand, au mot Schrift, vous découvrirez aussi nombre de noms intéressants, tels que Schriftwart, Schriftsetzer et Schriftsteller. Le fait que le mot Schriftleser n’existe pas montre une fois encore l’évidence du mot écrit.
Dès le début du XXe siècle, dans le cadre du mouvement philosophique du tournant linguistique, divers scientifiques ont montré à quel point le langage conditionne notre construction de la réalité. Alors que beaucoup considèrent Wittgenstein comme l’un des pères de ce mouvement, c’est principalement l’écrivain et philosophe Allemand Fritz Mauthner, avec ses trois volumes des Beiträge zu einer Kritik der Sprache parus en 1901, qui en a posé les bases. Dans la réédition d’Ullstein Materialien de 1982, les trois volumes totalisent près de 2100 pages ! Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, publié 21 ans plus tard, ne compte que 110 pages (Suhrkamp, 36e édition, 2016). Bien que Mauthner soit raisonnablement accessible et que le Tractatus soit globalement incompréhensible, le livre de Wittgenstein est bien plus connu. Mauthner écrit dans son livre : « Der Mensch hat in seiner Sprache die Welt nach seinem INTERESSE geordnet ».
Wittgenstein répond à cela dans son livre par : « Satz 4.0031 Alle Philosophie ist “Sprachkritik”. (Allerdings nicht im Sinne Mauthners.) ». « Phrase 4.0031, Toute philosophie est une “critique linguistique”. (Cependant, pas dans le sens de Mauthner.) », NDT. Pour son livre, Wittgenstein a choisi une structure semi-logique, dans laquelle un système de numérotation apparemment logique donne une structure à l’histoire. Le point 1.1 est un ajout au point 1 et le point 1.11 est une inteprétation du point 1.1. Cependant, après un examen plus approfondi, il s’avère que cette numérotation n’est pas toujours correcte, ce qui reste l’un des nombreux mystères entourant le livre. Néanmoins, grâce à la numérotation, il est possible de résumer le livre de manière simple :
1 Le monde est tout ce qui a lieu. 2 Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de chose. 3 L’image logique des faits est la pensée. 4 La pensée est la proposition pourvue de sens. 5 La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires. (La proposition élémentaire est une fonction de vérité d’elle-même.) 6 La forme générale de la fonction de vérité est : [p, ξ, N(ξ)]. C’est la forme générale de la proposition. 7 Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. Traduction de Gilles-Gaston Granger, éditions Gallimard, 1972), NDT.
C’est peut-être à cause de cette dernière phrase en particulier que le Tractatus est devenu si connu au fil des ans. Récemment, l’auteur d’un article paru dans Der Spiegel sur le sens socioculturel des emojis est revenu sur ce passage. Il avance l’idée selon laquelle les émojis nous permettent de parler de choses qui devaient rester cachées autrefois. Les Emojis sont intégrés à Unicode, l’organisation qui donne un numéro à tous les caractères écrits sur Terre, pour que nous puissions communiquer entre nous dans différentes langues et écritures. Une fois qu’un caractère a été inclus par Unicode, il devient officiellement un élément textuel. Ce qui donne aux émojis une place légitime dans notre culture écrite. Divers plans existent dans Unicode, sur lesquels se trouvent divers types de caractères et d’écritures. Les émojis se trouvent dans le « Plan supplémentaire multilingue », une section comportant des caractères variés, tels que les symboles alphanumériques mathématiques, les notations musicales modernes, les dominos et donc aussi les émojis. Absolument : en plus des émojis, les notations musicales font désormais officiellement partie de notre langage. Par conséquent, nous pouvons désormais également définir l’orthographe officielle du cri de Tarzan. Il suffit de combiner la notation présentée plus haut avec les caractères Unicode de la page précédente. Mais revenons aux émojis. La plus grande limitation actuelle de l’emoji est peut-être que ce que vous venez de faire (ou pas) avec la notation musicale n’est pas possible en pratique avec les emojis. Ce sont des mots prescrits, au propre comme au figuré. Littéralement parce que, tout comme les mots, ils sont souvent formés de composants distincts. Jetez un œil à cette liste de smileys couramment disponibles.
😀 Visage rieur, 😁 Visage rieur aux yeux rieurs, 😂 Visage riant aux larmes, 😃 Visage souriant bouche ouverte, 😄 Visage souriant bouche ouverte aux yeux rieurs, 😅 Visage souriant bouche ouverte les yeux rieurs et sueur froide, 😆 Visage souriant avec bouche ouverte et les yeux fermés, 😇 Visage souriant avec auréole, 😈 Visage souriant avec cornes, 😉 Visage avec clin d’œil, 😊 Visage souriant avec yeux souriants, 😋 Visage savourant de la bonne nourriture, 😌 Visage soulagé, 😍 Visage souriant avec des yeux en forme de cœur, 😎 Visage avec lunettes 😏 Visage avec un sourire malin, 😐 Visage neutre, 😑 Visage sans expression, 😒 Visage blasé, 😓 Visage avec des sueurs froides démoralisé, 😕 Visage perplexe, 😖 Visage déconcerté, 😗 Visage faisant un bisou, 😘 Visage envoyant un bisou, 😙 Visage faisant un bisou avec les yeux rieurs, 😚 Visage faisant un bisou avec les yeux fermés, 😛 Visage avec langue tirée, 😜 Visage avec langue tirée et clin d’œil, 😝 Visage avec langue tirée et les yeux fermés.
Un tel résumé textuel met immédiatement en relief le problème des émojis. Que faire si l’on souhaite communiquer Visage rieur avec des cornes au lieu de Visage souriant avec des cornes ? On peut imaginer de nombreuses situations où, précisément, un visage rieur serait un emoji mieux adapté que celui au visage souriant. Trouver les bons mots est parfois difficile, et trouver le bon émoji est manifestement souvent impossible. Le vocabulaire emoji est déterminé par le Conseil Emoji du consortium Unicode. Ce « Conseil Emoji » est actuellement présidé par Mark Davis, développeur de logiciels Google, avec Jeremy Burge d’Emojipedia et la journaliste Jennifer 8. Lee est vice-président. Si vous recherchez en ligne « Propositions d’emoji rejetées », vous trouverez toutes sortes de listes d’emojis qui n’ont pas été autorisés à faire partie de notre langage. Celles-ci incluent Visage souriant avec main mettant son rouge à ongle, Visage heureux avec ampoule électrique, Caca en colère, Visage sans expression avec des contusions et un bandage et Visage couvert d’un masque noir avec les yeux et la bouche visibles.
En 2011, dès sa nomination au poste de gouverneur de Floride, Rick Scott a introduit dans la loi le fait que les organes de presse n’étaient plus autorisés à utiliser les lettres espace, petit c romain, petit l romain, petit i romain, petit m romain, petit a romain, petit t romain, petit e romain, espace, petit c romain, petit h romain, petit a romain, petit n romain, petit g romain, petit e romain, espace dans cet ordre dans leurs médias. Une interdiction n’est certainement pas la même chose qu’une limitation, consciente ou inconsciente. Cependant, en pratique, c’est la même chose. L’une est une censure active, l’autre une censure passive. De ce point de vue, nous ne devrions pas être opposés aux nouveaux émojis, mais précisément, y être favorables. Pour que l’on puisse leur donner librement n’importe quelle combinaison d’expressions. Alors nous pourrons dire ce que nous avons à dire. Actuellement, ce n’est pas notre propre vocabulaire que nous employons, mais celui de quelqu’un d’autre. Mais comme nous l’avons vu précédemment, ce n’est plus qu’une question de temps avant que cette situation ne prenne fin. Cela tient au fait qu’avec le format OpenType Variable, des fontes emoji variables apparaîtront sans aucun doute aussi. À ce moment-là, nous aurons non seulement des lettres qui s’écrivent elles-mêmes, et des lettres A qui se transforment en O, mais aussi des émojis au visage tout à la fois perplexe et confus.
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Les implications socioculturelle de la dynamisation des lettres restent toutefois difficiles à prédire. Il est peut-être même impossible de le faire dans un monde où les caractères restent statiques. Tant que nous utiliserons des lettres comme celles-ci, elles produiront de fait un cadre déterminant. Le cadre dans lequel nous pensons, nous nous exprimons, communiquons et agissons. Au point 5.6, Wittgenstein écrit dans le Tractatus logico-philosophicus « Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt ». « 5.6 Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », NDT. Mais n’est-il pas vrai également que les frontières de la Sprache sont déterminées par les caractères sur lesquels le langage se base ?
Il y a peut-être davantage de choses qui se cachent dans la dynamisation de la lettre que ce que nous sommes capables de penser. C’est peut-être lié à notre logiciel : notre façon de penser. C’est peut-être aussi lié à notre condition : notre cerveau n’est pas fait pour cela. Parce qu’une lettre dynamique peut conduire à modifier le langage, elle peut aussi conduire à un autre monde. Un monde fondamentalement différent de celui que nous connaissons et décrivons aujourd’hui. Peut-être que les mots et les termes nécessaires pour pouvoir le comprendre n’existent pas dans le langage dans lequel nous vivons. L’année 1996 est désignée comme étant celle du démarrage de l’Internet et depuis cette date, tous les aspects de notre vie quotidienne ont été profondément bouleversés. Peut-être qu’en 2041, nous concluerons que l’année 2018 a été l’année de la naissance de la lettre variable, d’où un nouveau monde a commencé à émerger. Nous repenserons à l’année 2018 comme à une période où tout était différent. Un temps où les lettres étaient statiques et les choses évidentes. Quand l’équation 18 ≠ 96 était encore valable.
Peut-être qu’en 2041, nous nous rendrons compte que toutes les formes d’évidence n’ont jamais réellement existé. Que l’invention réelle de Gutenberg n’était pas la lettre uniforme, répétitive et allographique (la mise en type du langage), mais la simulation de l’évidence. L’inventeur de quelque chose qui nous a induit en erreur pendant 500 ans, parce qu’il nous a montré le monde d’une manière trop univoque. Peut-être regarderons-nous 2018 comme la période où l’humanité croyait encore aveuglément au pouvoir des lettres et au potentiel d’un texte. Au moment où nous nous rendrons compte que nous ne sommes peut-être pas le texte, mais seulement une lettre.
MUNICH
Les designers de caractères typographiques commandent une autre tournée de bière. Quelques petits livrets violets sont posés sur la table, parmi les nombreux verres vides. Ce sont les derniers exemplaires d’une petite publication qu’ils ont écrite, composée, imprimée et distribuée lors de la conférence dans laquelle ils sont intervenus. La couverture annonce « La fin des évidences ». L’un d’eux saisit un exemplaire et feuillette les pages. Il s’arrête à l’avant-dernière page. Avec son index, il essaie de pointer le bas de la page. L’effet de la bière est manifeste.
« Vous croyez que quelqu’un a réellement compris ce passage, celui qui dit que nous sommes la lettre et non le texte ? Je veux dire, qu’est-ce qu’on est en train de raconter, là ? Examinons cela d’un point de vue typo-pratique. Comment pourrait-on écrire un texte si nous n’étions qu’une lettre ? N’aurait-il pas été bien plus approprié d’écrire que notre existence se manifeste à travers une sorte d’alphabet (ou l’accès à un alphabet) ? Et qu’être en vie, c’est avoir la capacité d’utiliser cet alphabet d’une manière spécifique et personnelle ? Nous sommes donc un alphabet, et non une lettre. Et si l’on va plus loin, on pourrait se demander si « cet alphabet » nous a été donné par Dieu, ou si nous sommes nous-même capables de créer notre ou nos propres alphabets ».
« Inutile de vous rappeler ce que la Bible dit à ce sujet… au commencement était le mot. Mais cela aussi implique qu’il y avait déjà une sorte d’alphabet, non ? ça vous paraît logique ?… Peut-être pas ! D’un point de vue typographique, il est impossible de commencer par un mot. Les mots existent à la faveur des lettres. Pas de lettres, pas de mots. Chaque mot est d’abord un ensemble de lettres. Et les lettres proviennent de l’alphabet. Ou est-ce que l’alphabet provient de la lettre ? Qui était là en premier : la lettre ou l’alphabet ? Il y a peut-être une signification plus profonde dans le texte de la Bible. Le Verbe qui était au commencement n’est peut-être pas un mot tel que nous les connaissons aujourd’hui. Peut-être que Le Verbe était un super-mot. Pas dans le sens de supérieur, mais comme quelque chose qui dépasse nos représentations de ce qu’est un mot. Peut-être qu’il n’était même pas fait de lettres, mais d’autre chose. Quelque chose d’où l’alphabet et les lettres ont émergé, simultanément. Du coup, que pensez-vous de ceci : Le Verbe n’était pas un mot, mais quelque-chose qui s’auto-écrit. Ou tout au moins un truc auto-écrit ! ».
« Hé, bon point ! Et parce que c’était de l’auto-écriture, c’était à la fois une lettre, un mot et un alphabet. La sainte trinité ».
« Amen »
« Proost »
« Ce qui signifierait que Dieu est né de cette auto-écriture. Mais comment cette idée se traduirait-elle typographiquement ? Si le Verbe n’est pas un mot (tel que nous les lisons ici et maintenant) mais autre chose ? Une entité qui crée des lettres, des alphabets et des mots. Le Verbe n’est-il donc rien d’autre qu’un trait ? Ou quelque chose de plus global : le mouvement d’un point à un autre ? De A à B ? Ou, à la faveur d’une abstraction totale : un mouvement dans l’espace ? Ou une relation dans le temps ? »
Un touriste anglais assis à côté d’eux entre dans la discussion : « D’accord. Donc le temps commence au commencement. Cependant, ce qu’est le commencement n’est pas défini par le temps et par conséquent nous devons nous demander ce qui s’est passé avant qu’il y ait le temps. Ce qui appartient à la catégorie du temporel. Donc, ce qui s’est passé avant que le temps existe n’est une question plausible que s’il y avait déjà le temps. Mais cette préexistence du temps pose question ».
Manifestement agacé par cette contribution non sollicitée, le Néerlandais tourne le dos au touriste et continue sa conversation avec ses copains. « Oh ja, le temps est une chose complexe. Et le temps n’existe pas. Ce n’est qu’un modèle abstrait conçu par les êtres humains, afin de pouvoir mettre de l’ordre dans notre existence. Un modèle logique simple composé de trois axiomes :
1. A peut se produire avant B.
2. B peut se produire avant A.
3. A et B peuvent avoir lieu en même temps ».
Le Néerlandais et le Finlandais regardent leurs verres presque vides. L’Allemand, qui suivait silencieusement toute la discussion en dessinant sur un bout de papier qu’il avait trouvé dans sa poche, entra dans la conversation. Il posa le stylo et montra aux deux autres à quoi il pensait pendant qu’ils parlaient. Tous trois regardèrent le dessin et acquiéscèrent avec un sourire de connivence. Ils finirent leur bière et décidèrent de rentrer.
Le touriste anglais regarda le bout de papier et essaya de comprendre. Il prit le stylo et ajouta quatre lettres capitales. Il regarda le journal, réfléchit et se mit à sourire. Apparemment, les lettres disaient quelque chose de différent de ce que nous avions écrit auparavant. Il regarda sa montre et décida de commander une autre bière.
« La fin des évidences » a été écrit et publié par Underware à l’occasion de la conférence intitulée « La fin des caractères naturels », prononcée par Akiem Helmling et Bas Jacobs le vendredi 22 février 2019, dans le cadre de la « 10e édition du Printemps de la typographie » à Paris. Il a également été publié en anglais par Marie-Antoinette Sondeijker et Marie Gallagher. Traduit de l’anglais par Raphaël Lefeuvre.