La sémiose infinie. Autorité de la lettre et édification des sens dans les poèmes figurés de Raban Maur
En mars 1503 paraît un ouvrage singulier, le « De laudibus sanctæ crucis de Raban Maur ». « Magnencij Rabani Mauri e Laudib[us] sante Crucis opus erudicione versu prosaq[ue] mirificum. » Le texte est l’œuvre de jeunesse d’un élève d’Alcuin à Tours puis écolâtre et abbé de Fulda. L’œuvre, typique de la pensée carolingienne, est achevée vers 810 sous le règne de Louis le Pieux. C’est une méditation sur la Croix comme support du monde. Une variation théologique à partir de la position iconodoule du pape Adrien Ier dans laquelle Maur témoigne d’une prédilection mystique pour un monde de signes abstraits qui renvoient les uns aux autres dans une sémiose infinie.
La partie principale de l’ouvrage est constituée d’une suite de vingt-huit poèmes en hexamètres dactyliques composés en l’honneur de la Sainte Croix présentés par autant de carmina figurata différents, c’est-à-dire de poèmes à plusieurs niveaux de lecture composés de lignes entrecroisées constituant une figure, qui se détache sur un fond versifié. Chaque carmen figuratum occupe une page entière, comprend le même nombre de vers et compte le même nombre de lettres délimitant ainsi des carmina quadrata, symbole d’un espace consacré à Dieu, sur le modèle inauguré par Venance Fortunat. Caroline Chevalier-Royet, « Raban Maur, un érudit carolingien face à ses sources » in François Brizay, Véronique Sarrazin (sous la dir. de), « Érudition et culture savante de l’Antiquité à l’époque moderne, » Presses Universitaires Rennes, Rennes, 2015, p. 54.
L’œuvre est un chef d’œuvre de mise en page. Nous avons travaillé à partir de l’exemplaire conservé à la médiathèque Malraux de Strasbourg sous la cote C 270, et remercions chaleureusement la conservatrice, Agathe Bischoff-Morales. Une reproduction numérique est disponible sur le site de la BSB : http://www.bsb-muenchen.deLes poésies religieuses entremêlées (carmina figurata) dont les lignes sont disposés comme sur un quadrillage invisible, chaque carré étant destiné à recevoir une lettre, sont complétées de dessins géométriques ou de figures tracées en englobant dans leurs bordures des lettres prédéterminées. Les caractères disposés à l’intérieur du périmètre de ces images forment d’autres poèmes et autant d’images. Ces lignes sont imbriquées les unes dans les autres, des mots pouvant êtres entrelacés sur le fond du poème sous forme de verba intexta, c’est-à-dire que lorsque deux lignes se croisent elles partagent la lettre qui est à cette intersection, mais également se lire indépendamment, chacun ayant son sens propre. Il peut ainsi y avoir trois ou quatre poèmes différents sur une même page. Il convient d’ajouter une dédicace à Louis le Pieux et un poème signature en début d’ouvrage dont le style iconographique est différencié.
La transcription typographique d’un tel dispositif relève de la pure gageure, la rigidité d’une composition de plomb n’ayant aucune commune mesure avec la plasticité de l’écriture ou du dessin. Raban lui-même a employé quelques astuces afin de se garantir d’une trop grande rigueur dans un système qui réclame que chaque ligne ait le même nombre de lettres et que chaque lettre soit disposée à un endroit précis. Par exemple, il a imbriqué deux lettres dans une même case ou agrandi une lettre sur deux cases, usé de contractions ou de graphies inusuelles afin de respecter le schéma qu’il s’est imposé. Anshelm doit, quant à lui, œuvrer avec l’appareil typographique extrêmement restreint dont il dispose en 1503, ses caractères typographiques, des filets, des lettrines xylographiques et des gravures reprenant les principales figures de l’ouvrage. Il fait preuve d’une inventivité tout à fait remarquable, par exemple en transposant la riche palette colorée des manuscrits en bichromie, en surlignant certains traits noirs de la gravure par du rouge, en jouant à l’aide de parangonnages sur la disposition des lettres dans les lignes, en gravant certains signes, en agrégeant ou en rognant des types pour en constituer d’autres, en adaptant les motifs leucographiques, en composant des figures à l’aide de filets.
Thomas Anshelm parvient ainsi à restituer typographiquement l’esthétique manuscrite mais aussi à faire œuvre à part entière. Les auteurs des pièces liminaires ne s’y trompent pas. Wimpheling et Reuchlin, par exemple, le couvrent d’éloges : c’est un modèle de virtuosité graphique et typographique en parfaite osmose avec les ambitions de cette édition. « Continue comme tu as commencé, savant maître typographe (Perrin traduit de manière erronée par Calcographe, c’est-à-dire graveur sur cuivre),/À imprimer des caractères admirables à l’aide d’un art admirable/Ton esprit est vif, ta technique au point et ta pratique assurée,/Ton intelligence est féconde et ta main savante ». Mais quelles sont ces ambitions ?
MATIÈRE À RÉFLEXIONS
Afin de donner une matérialité toute visuelle à l’ouvrage, l’édition imprimée intègre les dernières nouveautés graphiques. Ainsi débute-t-elle sur une innovation : la page de titre. Elle est composée en fraktur rhénane accompagnée de lettrines en kanzlei ornée. Margaret M. Smith, « The Title Page. Its Early Development » 1460 – 1510, British Library, Oak Knoll Press, Londres/New-Castle, 2000. Outre la fraktur du titre, les pièces liminaires comme le reste du texte sont composés en caractères romains d’ascendance jensonien (humane de type classique), un caractère dont le prototype remonte aux années 1470. Hendrick D.L. Vervliet, « French Renaissance Printing Types : A Conspectus », Bibliographical Society, the Printing Historical Society, Oak Knoll Press, Newcastle, Londres, 2010, p. 55.
Il n’y a pas stricto sensu de zweischriftigkeit, la totalité du texte étant en latin. L’usage d’un romain est très légitime dans le cadre d’une édition lettrée, par contre Anshelm semble avoir peu de polices de cette famille à sa disposition. Il emploie deux jeux de bas de casse d’une facture légèrement différente ainsi que deux jeux de capitales, l’un et l’autre de corps identique. Les lettres dont le dessin est le plus récent servent à la composition du texte courant, le modèle le plus ancien est employé dans les carmina. Ces choix graphiques soulignent l’importance dévolue au texte poétique quant aux images.
Des lettrines romaines xylographiques, ornées ou non, d’une facture fruste sont également utilisées. Enfin, Anshelm ne dispose pas encore des types grecs qui feront sa renommée, puisqu’il fait graver les mots complètement, recompose Γ est composé d’un T partiellement rogné, ω de deux c renversés d’un quart de tour côte à côte… ou dessine ce type de caractères à l’aide de filets ou de gravures. Le poème XII est emblématique de ces techniques. L’impression est réalisée en noir et rouge, couleur traditionnelle des livres liturgiques, grâce à un système de repérage particulièrement précis. L’illustration xylographique fait partie intégrante de ce dispositif complexe induisant que forme et contenu tissent des rapports typographiquement inédits dans le champ clos du livre imprimé.
L’ordonnance générale de l’ouvrage assure une continuité graphique tout en scindant stylistiquement les images en deux sortes. D’une part des xylographies dans la filiation du maître des Cartes à Jouer et du maître E.S, caractérisées par de fines hachures parallèles qui emplissent l’espace, marquant le modelé à l’intérieur d’une délinéation simple. L’influence de Schongauer est patente dans les affinités pour les feuillages décoratifs ainsi que pour les formes de l’architecture gothique tardive. Cette facture, au goût du jour dans les vallées rhénanes, est employée pour les deux premières illustrations de l’ouvrage, l’Intercessio et la Commendatio. Pour les poèmes, le style est très différent, bien plus dépouillé avec peu de grisés mais un dessin beaucoup plus précis qui s’applique à la représentation de quelques détails dans les figures naturalistes tracées à la ligne claire. Ce sont les lettres qui, en venant s’inscrire à l’intérieur du dessin, complètent le modelé normalement apporté par un réseau de fines stries parallèles, à la manière du bien plus moderne art ASCII.
Le texte à caractère théologique qui accompagne les poésies démontre que le signe de la croix gouverne le monde spatialement — selon les images — et temporellement — selon le concept de cycle (à la fois poétique et iconographique) mais aussi dans chacune des lignes qui est à parcourir selon l’ordre prédéterminé par l’auteur. Raban préconise dès le prologue : « [Que le lecteur] suive l’ordre de la rédaction et ne néglige pas d’y observer chacune des figures tracées » Christian Heck, « Raban Maur, Bernard de Clairvaux, Bonaventure : expression de l’espace et topographie spirituelle dans les images médiévales », « The Mind’s Eye. Art and Theological Argument in the Middle Ages », sous la direction de Jeffrey F. Hamburger et Anne-Marie Bouché, Princeton, 2006, p. 114. afin de ne pas perdre l’œuvre et l’utilité de la lecture. Michel Jean-Louis Perrin, « L’iconographie de la Gloire à la sainte Croix de Raban Maur, Le Corpus du Rimla, 1 », Turnhout, 2009, p. 113.
C’est pourquoi l’ordonnance qui régit les vingt-huit chapitres est immuable, ils comprennent chacun trois éléments. Un poème figuré est inscrit dans un quadrangle, sur la page de gauche. Les lettres y sont disposées en lignes et en colonnes régulières, une première lecture se faisant sur le texte en noir. Un second niveau de lecture peut s’opérer alors en suivant simplement les lettres mises en exergue par la couleur rouge et /ou la délinéation qui les ceintures. Ces deux premiers niveaux forment le cadre et le contexte des représentations qui s’imposent alors dans leur évidence propre d’images. La représentation constituée par chaque carmen, prise dans son contexte matériel, littéraire et théologique induit alors le sens que le lecteur doit lui donner.
Les lignes singularisées à l’intérieur des carmina quadrata forment des représentations plastiques. Elles sont de trois types, d’abord figuratives Poèmes I, IV, XV, XXVIII. mais à dix-sept reprises elles constituent des figures géométriques simples (carrés, cercles, triangles, octogones) enfin dans sept cas, elles tracent des mots (Crux, salus, Adam…) des chiffres (50 en chiffres romains) ou des lettres grecques symbolisant des chiffres Poèmes XIV, XX. ou un monogramme. Poème XXII.
La relation qu’entretiennent ces représentations avec leur sujet n’est pas un rapport de ressemblance naturaliste. De la même manière que les poèmes qui les portent, les images relèvent d’une semblance dissimilaire. Ce sont des témoignages graphiques poussés, lorsque c’est nécessaire, jusqu’à l’extrême invraisemblance, leur dissimilarité empêchant le lecteur de prendre fautivement ces figures pour des images véridiques du divin. Pseudo-Denys l’Aréopagite, « Hiérarchies célestes », 3, 141B Leurs fonctions diffèrent également en se recouvrant. Parfois elles servent à rendre présent l’objet de l’image, mais elles peuvent aussi aider à sa mémorisation, en proposer un double symbolique ou participer à sa vénération. Voir Jean Wirth, « op. cit. », 2001, p. 28 - 37. Le lecteur doit donc sans cesse opérer une retraduction des images en une infigurable vérité s’il veut goûter l’œuvre. Teresa Chevrolet, L’idée de fable : « théories de la fiction poétique à la Renaissance », Genève, 2007, p. 118.Puisque l’objet de leur représentation, le divin, est par essence au-delà de toute expression graphique.
Dans l’édition de 1503, sur la page de droite une retranscription linéaire du poème est disposée en regard pour faciliter la lecture poétique. Cette double page est suivie d’une declaratio, en prose, dans laquelle est développé l’arrière-plan théologique, biblique ou patristique des poèmes. Perrin, « op. cit. »,p. 26. Aux folios IV et LV, Fin des chapitres I et XXVI. Anshelm laisse une page blanche qui « rattrape » une declaratio excédant sa double page afin de respecter l’ordre qui met en regard carmen et transcription. La tradition manuscrite est toute autre, c’est le commentaire théologique qui accompagnait le poème figuré en regard. Ces deux placements traduisent des pratiques de lecture différentes mais aussi des fonctionnalités dévolues au texte distinctes. L’œuvre originelle privilégie la continuité entre le carmen et son interprétation théologique, l’édition d’Anshelm met en avant le rapport entre texte poétique et version figurée. Le lecteur du XVIe siècle n’a plus à trouver son chemin dans l’enchevêtrement des lignes, il peut lire le poème et contempler son expression plastique. L’explication théologique est devenue secondaire.Le cycle des vingt-huit poésies constitue également un ensemble qui peut être scindé en deux séries égales à partir de leurs sujets. Anshelm ne foliote pas les pièces liminaires et débute sa numérotation à partir du poème I.
Le poème I étant sur la page de gauche le folio I correspond donc au I v°. Les quatorze premiers poèmes sont consacrés à la vie terrestre du Christ jusqu’à la Passion, les quatorze suivants traitent du temps de l’Église jusqu’à la vie céleste. Iconographiquement, chaque suite procède d’une abstraction progressive de l’image à mesure que le sujet s’éloigne d’une représentation matérielle et similaire. Abstraction à partir du monde sensible vers le monde intelligible puis vers les formes géométriques simples et l’écriture (grecque) pour la première partie. La seconde série débute par une représentation conventionnelle du tétramorphe associé à l’Agneau, figures de l’Église instaurée sur la nouvelle Loi, et s’achève sur les représentations les plus austères du volume, les deux derniers poèmes proposant une simple Croix nue, acmé de l’œuvre, avant d’ouvrir à nouveau sur la figuration « naturaliste » de Raban en contemplation devant la Croix pour la dédicace. L’auteur en extase se trouve intégré à son œuvre à la fin de ce parcours intellectuel et plastique dans l’histoire de la Rédemption.
LA POÉSIE RELIGIEUSE LATINE
Les poèmes figurés qui constituent l’œuvre : Technopaegnia (en grec), carmina figurata (en latin) nécessitent une lecture plurielle car le réseau mnémonique des lignes, des poèmes, des figures et de leur ordonnancement est fondé sur des échos, des correspondances, des associations… Sans une excellent culture religieuse, certains passages sont inintelligibles ce qui semble inconcevable au IXe siècle mais pas au XVIe. C’est pourquoi envisager le processus de consultation livresque comme la simple actualisation d’un texte et d’images contenus dans un objet support neutre, le livre instrumental, et porté par un agencement transparent comme un verre de cristal, Béatrice Warde, « The Crystal Goblet: Sixteen Essays on Typography », The Sylvan Press, Londres, 1955. Éd. or. Londres, 1930. est parfaitement anachronique pour notre exemple. Durant le Haut Moyen Âge on lisait de manière très différente du début de la Renaissance et a fortiori d’aujourd’hui.
À l’époque de Raban, la pratique religieuse du livre consiste en une appréhension textuelle par degrés successifs, la lectio divina. Lectio au sens premier veut dire un enseignement, une leçon. Dans un sens second et dérivé, lectio peut aussi désigner un texte ou un ensemble de textes transmettant cet enseignement. Ainsi, on parle de leçons (lectiones) de l’Écriture lues durant la liturgie. Enfin, dans un sens encore plus dérivé, et plus tardif, lectio peut aussi vouloir dire lecture. La lectio divina est donc la leçon divine portée par la lecture. Elle permet de goûter le texte et transforme la lecture en expérience nutritive. Cette curieuse opération a lieu par une combinaison de pratiques corporelles et mentales. Elle vise à la constitution d’un livre de mémoire, un ouvrage intérieur qui fasse corps avec le lecteur tout en le réformant, car le péché originel a rendu l’homme illettré. Dans la lectio divina, l’« ingestion » du texte, sa mastication, se prolonge dans une série d’exercices de rumination permettant au lecteur de s’approprier le contenu intellectuel puis s’achève par une assimilation, une in-corporation de la substance textuelle qui ouvre à la contemplation. « La contemplation véritable et parfaite, c’est le rassemblement des affections et de toutes les puissances de l’âme pour connaître, avec joie et admiration de l’esprit, quelque chose de la nature divine : la puissance de Dieu, sa sagesse, sa bonté, son amour ; sa noblesse, sa générosité, ou encore les jugements cachés de Dieu ou sa très sainte volonté, ou aussi quelque perfection qui mène à Dieu. » Voir Albert le Grand, « Le Paradis de l’âme », XXXIII, 1.
La contemplation se fait derrière l’image puisqu’elle est au-delà du monde sensible.
Ce type de lecture est décrit par Ézéchiel qui avale littéralement le livre que Dieu lui confie lors de son envoi en mission : « Et toi, fils d’homme […] Ouvre la bouche et mange ce que je te donne. Je regardai, et voici qu’une main était tendue vers moi, et voici qu’elle tenait un livre roulé […] J’ouvris la bouche ; il me fit manger ce rouleau et me dit : Fils d’homme, fais manger ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. Je le mangeai, et il fut dans ma bouche doux comme du miel. « Ézéchiel », II, 8 à III, 3. » à partir de ce modèle canonique, la culture religieuse médiévale valorise les modes d’appropriation et d’ingestion du texte, qui tous aboutissent à des formes de contemplation intellectuelle. Car l’intendance des sens liée à la lecture privilégie une lecture orientée à la fois vers la sagesse, La sagesse est entendue ici selon la définition qu’en donne Cicéron dans le « De oficiis », 2, 5 : « La sagesse, selon la définition des philosophes anciens, est la connaissance des choses divines et humaines ». vers une expérience gustative et vers la mémorisation, toutes opérations relatives à la corporalité du livre et du lecteur et non à l’érudition pour l’érudition. Le De laudibus sanctæ crucis est précisément constitué pour ce genre d’appréhension. L’auteur, s’inscrivant dans la pensée paulinienne Rom.1, 19-20. qui suppose qu’il est possible d’atteindre l’invisible par les réalités sensibles. Estelle Zunino, « Conquêtes littéraires et quête spirituelle. Jacopone da Todi » (1230 [ ?] - 1306), Presses Universite Paris-Sorbonne, Paris, 2013, p. 279. Ainsi les figures proposées n’ont pas de sens intrinsèque, ce sont des signes ou des traces d’une beauté invisible qui traduisent, à l’instar des carmina eux-mêmes, une véritable révélation poétique. Car le De laudibus est une invite à voir infiniment plus que ce que les poèmes figurés donnent à discerner en jouant sur les liens sensoriels et ce qu’aucun mot ni aucune image ne peut décrire adéquatement.
Car, comme le montrent Alain de Lille ou Clément d’Alexandrie, l’image de même que l’écrit peut transmettre une révélation. « De fide catholica », IV, 12. P.L. 210, 427. « Tout ce qui se montre à travers un voile fait apparaître la vérité plus grande et plus auguste, comme ces fruits qui transparaissent sous l’eau, ou ces formes sous des voiles qui leur associent la beauté d’autres reflets. Car un éclairage vif est fait pour la critique et, en outre, les choses évidentes ne peuvent être comprises que d’une façon. Mais il est possible de tirer plusieurs relations de sens, comme nous le faisons, de ce qui est dit à mots couverts Clément d’Alexandrie, « Stromate », V, 56,4 - 56,5. ». La nature dissimule effectivement ses secrets en se métamorphosant sans cesse de la même manière que le discours poétique camoufle son sens sous l’allégorie, laissant place à la révélation de la vérité par la fiction poétique.
L’œuvre littéraire accompagne graduellement le lecteur vers la compréhension puis vers la contemplation, unique chemin pour faire renaître l’âme en Dieu car « la lettre tue, mais l’esprit fait [re]vivre 2 Cor. 3, 6. ». Cette revivification du sens de l’Écriture provient de l’idée que le langage est un signe de quelque chose d’autre. L’écriture, y compris l’Écriture sainte, est en effet une simple représentation, elle ne peut que conserver la mémoire d’un passé disparu qu’elle ne saurait autrement faire revivre. C’est pourquoi un ouvrage est considéré comme véritablement lu dès lors qu’il est devenu partie intégrante du lecteur, qu’il a participé à son édification spirituelle. La lecture religieuse consiste donc à incorporer et à méditer les textes sacrés, c’est un exercice à la fois manducatoire et spirituel destiné à entendre et à goûter les voces paginarum. Pline fait remonter l’étymologie de pagina, page, à l’espalier.
LECTURE ET MÉMOIRE
Ces pratiques proviennent en partie d’Augustin qui dans le livre X des Confessions prône l’usage du livre et de la lecture comme exercices spirituels, développant l’idée d’une réunion de la lecture séculière et de la lecture religieuse dans une expérience unique supportée par le livre et fondée sur un modèle cognitif déterminé : passer de la lettre à l’esprit. « Je m’avançai vers l’ange et le priai de me donner le petit livre. Il me dit : « Prends et dévore-le. Il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel. » Je pris le petit livre de la main de l’ange et le mangeai. Dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, mes entrailles en devinrent amères. » Apocalypse, 10, 9. Le livre est doux parce qu’il parle de miséricorde mais amer puisqu’il prophétise aussi le jugement, le lecteur est passé de la lettre à l’esprit.
Pour Augustin, le mécanisme de la lecture est une étape préparatoire aux exercices constitutifs de l’expérience intérieure. Brian Stock, « Bibliothèques intérieures », Paris,2005. Augustin transforme, grâce à la lecture, la pratique contemplative de l’Antiquité en discipline de l’âme pour la chrétienté. Augustin, « Confessions », X, 8. La beauté de l’âme convertie, c’est la beauté de Dieu. Le rapport du texte à la vérité contenue dans l’âme devient central dans la relation livresque. Confessions X et « De Trinitate » IX à XV. Parce que l’expérience sensible de la lecture laisse entrevoir des vérités, elle enclenche le processus de réflexion qui permet à l’âme de retrouver une connaissance enfouie dans la mémoire, tout en obéissant à l’injonction commémorative eucharistique. Michel Lauwers, « La Mémoire des ancêtres ». Le souci des morts, Paris, 1997 et Éric Palazzo, « Les livres dans les trésors au Moyen Âge. Contribution à l’histoire de la memoria médiévale », in J.-P. Caillet (sous la direction de), Les trésors de sanctuaires. De l’Antiquité à l’époque romane, 1996, p. 137 à 160. Mais se pose toujours la question de la traduction par l’écrit de ce qui est hors d’atteinte de la perception humaine. C’est là qu’interviennent les poèmes figurés et les fulgurances qu’ils permettent. Car la synthèse de l’image (matérielle et/ou poétique) est ce qui convient le mieux pour traduire l’absence de proportion entre l’infini divin et la nature finie de l’humain. L’imagerie poétique est ici appliquée aux intelligences célestes Dom Jean Leclercq, « op. cit. », p. 217-236. puisque la poésie, comme productrice d’images, détient un rôle analogue à celui de la théologie.
De ce fait, la lecture est semblable à l’expérience émotionnelle d’un rituel, l’une et l’autre ré-actualisant dans le temps le sacrifice du Christ, l’histoire sainte ou la vérité enfouie du monde. Cette re-mémoration s’effectue lors de la lectio divina, qui consiste en une lecture lente et méditative, une lecture faite avec le cœur plus qu’avec l’intelligence. « Les livres, ce sont les cœurs des hommes le livre de vie est la sagesse de Dieu. Les livres sont ouverts quand les secrets des cœurs sont manifestes ; le livre de vie sera ouvert quand pour chacun dans la lumière intérieure tout ce qu’il faut faire deviendra patent. » Hugues de Saint-Victor, « La Parole de Dieu », V, 1-4. En effet, l’ouïe, organe prépondérant dans l’acte de fréquentation livresque ancien puisque la lecture s’effectuait principalement en prononçant les mots, est un sens qui ne perçoit que la superficialité. Le cœur au contraire est le lieu d’une écoute en profondeur où les mots peuvent prendre leur sens véritable. « Bienheureux, dit Jésus, sont ceux qui ont le cœur net, car ils verront Dieu » Matt. V, 8. C’est pourquoi la lecture vise à une conversion du regard, de l’ouïe, du cœur et de l’âme du lecteur par degrés successifs afin de lui permettre de passer de la lettre prononcée à l’esprit du texte en une longue ingestion des lignes puis une digestion de la substance textuelle qui enflamme le cœur et procure la satiété intellectuelle. Il ne s’agit pas de jouissance esthétique mais d’harmonie car elle permet d’entrer en communion avec Dieu, l’auteur de toute harmonie.
La lecture durant le Haut Moyen Âge a donc une fonction éthique, Lina Bolzoni, « L’art de la mémoire. Le jeu des images. L’art de la mémoire des origines au XVIIe siècle » in « La fabrique de la pensée », Paris, p. 20. ainsi dans la Règle monastique de Pâchome, Datant du IVe siècle, elle est traduite en latin par Jérôme et a servi de base à toutes les règles monastiques ultérieures. est-il nécessaire d’apprendre par cœur le Nouveau Testament et les Psaumes. Une fois mémorisés, ces textes deviennent l’objet d’une meletè, Un exercice spirituel, un effort pour assimiler une idée, une notion, un principe… dans l’âme. d’une meditatio et d’une ruminatio continuelle tout au long de la journée et une grande partie de la nuit, en privé comme en synaxes. Réunion de chrétiens primitifs. Cette ruminatio de l’Écriture n’est pas une prière vocale, mais bien un contact avec Dieu à travers la « mastication » de sa parole écrite. Une telle incorporation s’opère grâce à la fonction mémorielle dévolue aux images visuelles et au texte. Grégoire le Grand dans sa lettre à Secundinus reconnaît précisément aux images une fonction de memoria. L’approche plus affective des représentations physiques ou mentales qui découle de la lectio implique que certaines d’entre elles aient la capacité d’assurer un transitus vers l’invisible, une élévation de l’âme vers Dieu, Pour Albert le Grand, la délectation de la vision [de Dieu] est immédiate dans la pensée intellective et ensuite en l’intellect d’où elle rejaillit sur la raison avant de s’étendre aux pouvoirs sensitifs. À rebours, la délectation peut dans sa forme maximale mener à Dieu. Voir « Commentaire de l’épître V » de Denys le pseudo aréopagite, Q. 33, 178. c’est le cas de la poésie religieuse qui recherche dans la beauté sensible l’extériorisation d’une beauté intérieure. C’est pourquoi les besoins mémoriels du lecteur et la nature mémorielle de la lecture affectent la présentation et la disposition du texte et des images dans le livre comme l’exprime pleinement la mise en livre du De laudibus.
La consultation de l’œuvre écrite offre de réformer l’esprit du lecteur et de le délivrer graduellement de ses imperfections afin de permettre une contemplation intellectuelle des idées clarifiées par la lecture. D’abord le déchiffrement visuel des lettres et des images comme signes. « De la Genèse au sens littéral », XII, 6, 15. Puis une oralisation permettant de goûter les mots, enfin une perception des signifiés sensibles qu’ils véhiculent ce qui implique la formation d’une représentation par la phantasia, la partie du cerveau qui transforme les concepts en images, enfin la compréhension du sens intelligible, par participation effective, si le texte y invite. Le mouvement passe du déchiffrement matériel des signes, textuels ou iconiques, à la construction d’une image intérieure aboutissant à une connaissance de la vérité, dans une hiérarchie qui va du visible à l’audible puis à l’intelligible. Lire, c’est aller d’images extérieures à une vision intérieure en image puis à une contemplation aniconique, c’est-à-dire sans images du tout. L’enjeu est de concevoir une union avec Dieu par l’intellect, au-delà de la représentation. Le texte est un prétexte. C’est pourquoi, le rôle de l’image consiste essentiellement à accentuer les grands axes du contenu textuel, aider le lecteur à trouver intérieurement une beauté intime, intériorisée, paradoxale mais très éloignée des canons classiques. La structuration du discours imagé se surimpose alors à celle de l’empreinte orale de l’œuvre, induisant une seconde voie d’appropriation du contenu de l’ouvrage qui s’élève jusqu’à l’aniconisme de la pensée dans le silence qui suit la lecture.
En effet, la lectio divina faisant une part importante à la vertu thérapeutique du silence qui suit la clara lectio, Le lectio divina se fait avec les oreilles en écoutant les paroles prononcées, en entendant les voces paginarum. Il s’agit d’une lecture acoustique, legere signifie en même temps audire, car on ne comprend que ce qu’on entend. La lecture à voix basse existe dans d’autres contextes, notamment laïcs. Elle s’appelle alors tacite legere ou legere sibi ou encore legere in silentio (Augustin d’Hippone) et s’oppose à la clara lectio. les dévotions orales sont fréquemment suivies de réflexions silencieuses selon la recommandation de Benoît. Benoît de Nursie, Règle 52. Les périodes de lecture et de méditation sont séparées. Il faut les considérer comme des activités cognitives différentes, l’une procédant de la perception sensitive extérieure allant vers l’esprit et vers l’homme intérieur ; l’autre procédant de la vie intérieure et allant en sens inverse vers l’extérieur par les prières, les dévotions liturgiques ou la contemplation. La lectio divina permet ainsi de réitérer le lien entre l’homme et son créateur, donné par le sacrement, en réanimant sa mémoire. En opérant ce passage, la lectio divina devient le moyen d’une translatio. Dans ce cadre, la poésie peut être un moyen pour Dieu de toucher le cœur de l’homme comme elle est un chemin vers Dieu.
Dans les milieux monastiques on se cantonne alors presque exclusivement à l’audition et l’assimilation profonde d’une œuvre par une « rumination » intense. Paul Saenger, « Manières de lire médiévales » in « Histoire de l’édition française. Le livre conquérant. » Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Paris, 1982. L’ingestion des lignes éveille, chez le lecteur, un processus de conversion interne lui permettant de s’orienter vers les vérités qui l’habitent, vers sa demeure intérieure, « Si donc quelqu’un entre par cette porte qui est moi-même, conduit par la foi et la charité; s’il arrive jusqu’à ma divinité qui est toute intérieure et cachée, il sera sauvé. Car, soit qu’il s’avance au-dedans pour contempler ma personne divine, soit qu’il sorte au-dehors pour s’attacher à marcher sur les traces de mon humanité, de toutes parts il trouvera des pâturages de salut et d’une verdure éternelle, et des pâturages de mon humanité il passera à ceux de ma divinité. » Bonaventure, Des Sept chemins de l’éternité, I. en fournissant à la fois le contenu, le but et les critères de la connaissance, en nourrissant son âme. Augustin, « Le maître, 1 »
La lecture est dès lors conçue comme une quête de la sagesse, de la pureté intérieure dans laquelle demeure le bien parfait. Hugues de Saint-Victor, « op. cité, livre I, première phrase. Hugues paraphrase Boèce, « La Consolation de la philosophie », I, 4. Également Jerome Taylor, « The Didascalicon of Hugh of St Victor. A Medieval Guide to the Arts », New-York, 1961. « Le point de départ réside donc dans la lecture, son accomplissement dans la méditation… en effet, c’est surtout la méditation qui isole l’âme du vacarme des activités terrestres et qui permet, dès cette vie, d’avoir un avant-goût de la douceur du repos éternel ». Hugues de Saint-Victor, op. cit, livre III, 10.
Elle conduit celui qui se laisse émouvoir par l’œuvre vers la source même de la lumière qui brille en lui et lui permet de parvenir à une véritable illumination intérieure.
Plutôt que traduction du visible, comme pourrait l’être un procédé textuel destiné à ramener l’image au texte, la poésie sacrée se métamorphose en expérience visuelle exclusive. En constituant un livre de mémoire, non dans un but pratique, mais simplement pour se nourrir de la parole de Dieu elle réforme le lecteur de son
illettrisme originel. L’œuvre de Raban connaît de ces faits un véritable succès durant le Haut Moyen Âge, qui s’estompe progressivement vers la fin de la période, d’autres modes de lecture ayant pris le dessus. Un renouveau d’intérêt a toutefois lieu dans le monde germanique particulièrement en Allemagne du Sud à la toute fine du XVe siècle sous l’impulsion des mystiques rhénans et des mouvements pré-réformés. Robert Suckale, « Das geistlische Kompendium des Mettener Abtes Peter : Klosterreform und Schoener Stil um 1414/15 », « Anzeiger des Germanischen Nationalmuseums », 1982, p. 7‑22.
RETOUR À LA PURETÉ DES TEMPS ANCIENS
C’est toutefois dans les milieux humanistes et érudits, sur les presses d’Anshelm qu’est produite la première édition imprimée en mars 1503. Contemporain du grand éditeur bâlois Johannes Froben et souvent comparé à lui, Thomas Anshelm Badensis est né en 1470 à Baden-Baden. Étudiant à l’université de Bâle en 1485, il s’installe ensuite à Strasbourg. En 1488, il édite un ouvrage en vernaculaire le Plenarium « Ewangelj mit der glos vnnd Epistl », Strasbourg, 10 janvier 1488. qui utilise pour la première fois la technique du bois combiné, c’est-à-dire l’agrégation de différentes gravures génériques afin de composer une seule image. L’ouvrage comporte ainsi cinquante-cinq gravures dont vingt-sept composées de deux bois agrégés qui sont réemployés dans le « Plenarium » de Guillaume Schaffner, Dutenstein, 1506. Voir François Ritter, « Histoire de l’imprimerie alsacienne aux XVe et XVIe siècles », Paris, Strasbourg, 1955, p. 377 ; « La gravure d’illustration en Alsace au XVIe siècle. I. Jean Grüninger (1501‑1506) », sous la direction de Cécile Dupeux, Jacqueline Lévy, Jean Wirth, Strasbourg, 1992, p. 16. Pour autant, ce n’est pas un éditeur de livres illustrés, bien que ne rechignant pas à l’emploi de gravures. Entre 1495 et 1511 il réside à Pforzheim Gerhard Friedrich Linder, « Thomas Anshelm, der Drucker, eine Kuppenheimer Persoenlichkeit », Kuppenheim Chronik einer Stadt, erschienen im Verlag Regionalkultur, Ubstadt-Weiher, 1999. Walter Metzler, « Thomas Anshelm : ein bedeutender Buchdrucker des Humanismus aus Baden-Baden », Badische Heimat, no 90, 2010/3, p. 672‑676. où il édite plus de quatre-vingt ouvrages. Probablement appelé par Reuchlin il s’installe à Tübingen à partir de mars 1511 et jusqu’en 1516, il y publie plus de quatre-vingt-dix ouvrages. Enfin, il s’installe à Haguenau en novembre 1516. En décembre 1522, il transfère son officine à son beau-frère Johann Setzer. Il meurt avant 1524.
Anshelm publie des livres de piété dans l’esprit de la devotio moderna, des manuels et des classiques latins (Cassiodore, Caton dans l’édition de Sébastien Brant, Virgile), mais surtout les ouvrages des humanistes contemporains : Béroalde, Brant, Bebel, Filelfo, Gaguin, Reuchlin, Trithème, Wimpheling il sera également l’éditeur de Lefèvre d’Étaples et de Melanchthon. Ses affinités semblent le porter progressivement vers les opinions pré-réformées. L’édition du De laudibus d’Anshelm préparée par Jakob Wimpheling sous le patronage de Johannes Reuchlin est accompagné d’un appareil liminaire et terminal importans en début et en fin de volume qui éclaire les raisons de cette édition. Auxquelles il faut rajouter la dédicace au pape. L’arrière-plan d’affirmation d’un humanisme rhénan pleinement chrétien et exempt des séductions troubles de la culture classique est patent à l’analyse de la préface et de l’épilogue de Wimpheling. [« Un nouveau regard jeté par Jakob Wimpheling (1450‑1528) sur la culture antique et chrétienne », « Bulletin de l’association Guillaume Budé », 1993/I, p. 73 et sq.]] Des textes de Reuchlin, Brant, Jodocus Gallus, Gresemundus, Gallinarius, Symler accompagnent également cette édition. Michel Jean-Louis Perrin, « Dans les marges de l’editio princeps du De laudibus santæ crucis de Hraban Maur (Pforzheim 1503) : un aperçu de l’humanisme rhénan vers 1500 », Antiquité tardive et humanisme. « De Tertullien à Beatus Rhenanus », sous la direction d’Yves Lehmann, Gérard Freyburger et James Hirstein, Turnhout, 2005, p. 337 et sq. Tous briguent la mise à disposition et la lecture des « bons auteurs » de l’Antiquité tardive, Prudence, Sedulius et Raban ou de la Renaissance comme Murmellius et Baptiste Mantuanus, de préférence aux élégiaques latins Ovide, Catulle, Tibulle, Properce, Martial, Lucrèce, Marulle. accusés d’« impudicité ». Raban y est présenté comme un auteur majeur dont l’œuvre est admirée dans le monde entier, un champion de la « germanité » savante et artistique à l’orthodoxie littéraire peu contestable. Se pose pourtant la question de savoir ce qui fascine ces humanistes rhénans dans une telle œuvre ? Ne serait-ce que parce que la copie des carmina figurata de Raban pose des problèmes quasi insurmontables à la reproduction imprimée.
Pour Raban, la lecture de l’œuvre poétique était toute entière tournée vers la subordination des images au thème général des poèmes qui trouvaient leur explication dans le commentaire théologique attenant. La représentation similaire ou dissimilaire des figures était destinée à rendre concrète la forme textuelle, à structurer et préciser le sujet des poésies tout en permettant au lecteur d’atteindre un niveau supérieur de compréhension du texte, comme nous l’avons vu. Ces pratiques ne sont pas étrangères à Anshelm qui a publié un traité de Petrus de Rosenheim, « l’Hexastichon Sebastiani Brant in memorabiles euangelista[rum] figuras, Pforzheim », 1502. Ainsi, dans les poèmes, lorsque la dimension figurative disparaît de l’image, elle est transférée au texte. C’est tout le paradoxe de la beauté chrétienne, l’harmonie qui la régit est dans la conjonction de traits imparfaits et de substances dissimilaires. Ainsi, plus la représentation est stylistiquement dépouillée, dissemblable voire abstraite, plus le texte est empreint de descriptions naturalistes, sensibles et lyriques.
Par exemple, le poème II qui s’exprime graphiquement dans une simple croix évoque l’objet de supplice de la manière suivante : « O Croix le monde, le vent, la mer te proclament sainte ; le soleil ici-bas, comme les monts, t’honorent en te jubilant le cèdre, la myrrhe, la résine s’effacent devant ton parfum ; le nard, le cyprès merveilleux, la résine, l’encens t’exaltent plus qu’eux-mêmes ». Dans le poème III le texte édicte : « Croix vénérable de Dieu, tu enseignes, tu es sagesse, lumière, Gloire du vrai, vertu chérie, philosophie limpide pour les êtres Chœurs des étoiles et blancs sceptres du jour. Tu es le salut des hommes, la splendeur du renouveau du monde. L’univers entier te révère, aile illustre des cieux ». La figure représente les mots Crux salus « Les neuf ordres des anges et leurs noms placés en forme de croix » entrecroisés et formant une croix. Voir, Rabani Mauri, op. cit., 1997 pour le texte latin et les traductions des carmina et Michel Jean-Louis Perrin, op. cit., 2009, pour les figures et les traductions des poèmes entrelacés. Le poème IV s’ouvre ainsi : « Chérubins, Séraphins, du haut du ciel, exaltez maintenant le nom de Jésus » la figure représentant deux chérubins (en bas) et deux séraphins (en haut) autour d’une croix centrale. Le poème V proclame : « Croix illustre tu es plus belle que la terre entière éclatante de fleurs, plus haute que le cèdre, plus précieuse que le marbre blanc de Paros », le tout mis en image par une croix entourée de quatre quadrilatères simplement délinées et imprimés en rouge. Le poème XIII évoque la Croix comme un « Arbre à l’odeur puissante, aux larges et hautes frondaisons jardin incroyable, opulent, par tes fleurs et tes feuilles, riche de mille fruits seul arbre pourvu par ta vertu de couleurs variées », alors que seules quatre croix sont tracées dans le carmen. Dans le carmen XVIII qui porte sur le mystère du nombre 40, la croix est figurée sous forme de 40 lettre ceintes disposées en quatre triangles la tête vers le centre : « la route, l’échelle, la roue, la patrie, le chef, la porte, Le triomphe, la béatitude et la récompense suprême des justes » autant de similitudes dissimilaires. C’est au lecteur d’opérer un travail de projection des données textuelles sur le « squelette » iconographique. Il doit reconstruire mentalement un univers qui dépasse entièrement la possibilité même de la représentation figurée dans un dispositif anagogique qui éveille la conscience pour élever l’âme vers les choses divines. La dimension imitative disparaît de l’image, la représentation devient discordante, dissimilaire, tandis que la concordance est transférée au texte.
La mobilisation de représentations contre-naturelles permet d’exprimer l’infigurable car ce sont aussi les meilleures expressions de ce qui dépasse la Nature en présentifiant l’essence plus qu’en figurant la chose. Ainsi dans le poème I le Christ est présenté comme un : « ange, époux, signe d’amour de Dieu pour son peuple, Sagesse qui enseigne et gardien pacifique, Source, bras et pain, pierre divine, maître Il est devenu serpent sanctifiant, illustre médiateur, Ver et homme. Référence au Ps, 22, 7 et à Denys.
Il est montagne, aigle, paraclet, lion, pasteur et chevreau » La description relève de la via negativa, qui part soit de la Création soit de signes dissimilaires monstrueux, car bassement matériels, pour s’élever progressivement vers l’ineffable. C’est le sens de la comparaison du Christ avec un ver de terre. L’idée consiste à signifier les mystères divins par un système symbolique qui n’implique pas la ressemblance et peut alors agir comme une révélation tout en élevant l’âme et en lui évitant de stagner parmi les viles images. C’est au lecteur d’opérer un travail de projection des données textuelles sur les images.
Cette méthode qui associe la lecture à une interprétation Selon les quatre sens : historique, allégorique, tropologique, et anagogique. et à la méditation est spécifique de la lectio divina Dom Jean Leclercq, « L’Amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge », Paris, 1957, réédition 1990, p. 71‑73. Un tel cheminement peut-être symbolisé par la succession du premier et du second poème. Dans le premier, le Christ est présenté en crucifié, mais sans croix. Le texte complète l’image en précisant : « Celui qui peine ainsi, suivant l’usage, sur la Croix ». Cette figure de la Croix se trouve dans le second carmen. Il appartient au lecteur de reconstruire une unité ordonnée, à l’aide du commentaire, en fusionnant mentalement les deux carmina lors de ses exercices spirituels. Grégoire le Grand dans sa lettre à Secundus reconnaît aux images une fonction de memoria. Ainsi il obtiendra un Christ sur sa croix en respectant la valeur restreinte des images, incapables d’apporter une signification décisive sans l’aide de l’explicatio. Le lecteur perçoit d’abord le texte poétique puis il peut s’immerger dans l’image, recourir à l’explicatio pour faire retour au sens lors des exercices spirituels postérieurs à la lecture. Ce rapport entre le texte, son support figuré et le lecteur s’inscrit dans la pensée paulinienne Rom.1, 19‑20. où il est possible d’atteindre l’invisible par les réalités sensibles. Il s’agit d’établir un mode de connaissance qui remonte du complexe au simple, de la réalité visible aux réalités invisibles qui la fondent, des images aux lettres, du poème à la théologie. Denys le Ps.-Aréopagite, Commentaire de « l’épître V », Q. 33, 178. Il y a donc plusieurs régimes de la représentation qui se conjuguent : des images rhétoriques, similaires (qui représentent de manière fidèle), persuasives, dissimilaires (qui représentent l’inverse de ce qu’elles devraient montrer) et des images méditatives, le tout fonctionnant en boucle graduée. Les choses relevant du profane sont représentées de manière similaire [à l’original] tandis que celles qui relèvent du sacré recourent à la dissimilarité.
C’est ainsi que le texte, composé de signes abstraits par essence, fait apparaitre le visible dans des descriptions naturalistes tandis que les images réalistes tendent vers l’expression de l’invisible et la pure abstraction formelle ; l’accord du texte et des images s’employant à faire apparaitre l’invisible dans le visible car le carmen figuratum est l’ombre des vérités contenues dans le plan divin. Jérôme Baschet, « L’image-objet », « L’Image. Fonction et usages des images dans l’Occident médiéval », sous la dir. de Jérôme Baschet et Jean-Claude Schmitt, Paris, 1996, p. 7‑25. Le commentaire théologique juste en regard est là pour l’éclairer. C’est pourquoi Raban ne cherche pas une représentation concrète figurative et exacte, c’est-à-dire une iconologie positive mais l’expression d’un archétype symbolique. Les figurations évoluent alors, de manière graduelle, du « naturalisme imitatif » de type générique (moine, empereur) vers l’iconologie négative des représentations abstraites (signes) explicitement destinées à la méditation.
DE LA TYPOGRAPHIE COMME IMAGE POÉTIQUE
Bien évidemment, l’édition de 1503 ne s’adresse pas aux milieux monastiques qui ne pratiquent plus guère ce genre d’exercices. Cependant une forme sécularisée et plus intériorisée de ce type de démarche s’est développée au XVe siècle dans les écoles latines des régions rhénanes sous l’influence de la devotio moderna. C’est probablement la raison de l’engouement nouveau pour le texte de Raban et l’une des causes de cette édition. L’œuvre dans sa logique textuelle et iconographique correspond à certains usages de lecture du XVIe siècle germanique. Il ne s’agit plus de méditer afin de se détacher du monde sensible, mais de goûter l’œuvre poétique dans toute sa puissance littéraire pour réformer intérieurement le lecteur par un éblouissement esthétique issu de l’ordre du livre et de son mode de lecture. Mais les belles lettres, distraction futile, empreinte de séductions troubles, sont elles légitimes en regard de la foi ? La poésie, pour Augustin, dit l’ordre du monde parce qu’elle est une des formes sensibles de la mesure de l’âme. Or la poésie distend le présent de l’âme ce qui fait d’elle l’image et la mémoire de Dieu. Michel Zink, « Poésie et conversion au Moyen Âge », Paris, 2003. L’œuvre de Raban propose de la même manière un cheminement depuis les images du monde des formes sensibles que sont les carmina figurata jusqu’à l’au-delà des formes. Le contexte originel de rédaction du livre justifiait pleinement ce parti pris, les Libri carolini posant, dès 791, la valeur retreinte de l’image par rapport à la parole qui possède seule une signification décisive. Mais pour les promoteurs de l’édition d’Anshelm ce n’est plus tant la componction et le désir eschatologique issus de cet au-delà des formes qui intéresse mais l’univers mental, associant l’auteur, le texte, le lecteur et l’interprétation qui en est issu, une sorte d’au-delà du texte. De fait, la question de l’appréhension est abordée par Georg Symler dans la réactualisation, dédiée au pape Alexandre VI, de l’In honorem adressé initialement à Grégoire IV. Il introduit la question de l’émotion esthétique du lecteur, en renvoyant à l’Ut pictura poesis, dimension évidemment absente du texte originel Horace, « Art poétique », v. 361. :
« Le présent que t’apporte l’auteur d’un poème inouï. Il a choisi un sujet plus digne que tout. Qui doit être célébré en prose et en vers. Ordonne que vive un poème figuré aussi beau [que la peinture d’] Apelle,Tant que la Rome d’or sera la capitale du monde. » Le topos est même intensifié, au profit de la forme parfaite du carmen figuratum dans l’éloge de Raban par Reuchlin : « Le cycle de dessins sème de belles lettres. Dans les parties variées, pour que l’ordre signifie la croix. Ainsi Raban a facilement vaincu Appelle de Cos,Parrhasi[o]s ne sera rien à tes yeux, ni Zeuxis ». De laudibus, p. iii.
C’est un débat ancien sur la légitimité de la culture antique, relancé par l’émergence de l’humanisme, et la prépondérance de la poésie chrétienne qu’évoque Reuchlin. Mais il intègre de surcroît l’expérience subjective comme constitutive du rapport du lecteur avec le De laudibus :
« Si tu lis ce livre, tu verras que tout y est richement orné, Si tu préfères écouter, l’harmonie de la musique s’y exprime Ibid.».
Il y a donc conformité de l’art poétique et de la beauté typographique avec l’harmonie divine. La mise en parallèle de Raban et des peintres de l’Antiquité grecque, et non pas latine, a bien évidemment aussi une portée politique. Mais ces antiques sont aussi des artistes dont les seuls échos nous sont parvenus par l’intermédiaire de la littérature, leurs œuvres plastiques ayant été définitivement perdues. Cette dimension fugace de l’art à l’encontre d’une forme d’éternité du monument écrit (qui renvoie là aussi à Horace, Odes, III, 33 « J’ai achevé un monument plus durable que l’airain, plus haut que les royales pyramides ».)
est plus explicitement encore mise en relief par Theodoricus Gresemundus :
« Raban se consacrait à l’écriture, Appelle à sa peinture, Tout ce que leur main à tous deux a tracé respirait [la vie], Le temps qui dévore [tout] a rongé les tableaux du second, Mais l’œuvre du premier vivra éternellement. Vous êtes redevables de la vie à l’Idée [dans le sens platonicien du terme] peinte dans ces poèmes [Même] si la ligne du dessin vient à périr, les poèmes sont impérissables. »
Car là réside bien un enjeu majeur de l’édition d’Anshelm, poser la question du statut de l’œuvre poétique chrétienne et de sa capacité à opérer une continuité entre valeur esthétique, pédagogie éthique et foi dans le cadre d’une littérature d’agrément humaniste. Brian Stock, « Lire, une ascèse ? Lecture ascétique et lecture esthétique dans la culture occidentale« , Paris, 2008. Nous l’avons vu, les éditeurs opèrent un glissement significatif : alors que la traduction manuscrite mettait en avant la dimension théologique du propos, chaque carmen étant bordé de son explicatio, l’édition Anshelm accompagne le poème figuré, reproduit de manière virtuose, de sa transcription littéraire. Cette fois, c’est l’exaltation poétique qui est équivalente à la beauté de Dieu. Le plaisir de l’image ramenant quant à lui à l’essence de l’œuvre, le texte, dans un dispositif où la question du statut de la représentation est centrale puisque les figures ont pour vocation de transporter le lecteur dans le pur univers des signes. Aussi accomplie soit l’image, elle reste un plaisir fugace en regard de la fulgurance poétique qui elle s’inscrit dans l’éternité parce qu’elle est expression de la beauté divine dans le monde. Le reflet de cette éclat est exprimé par les jeux de lettres des carmina figurata, figures allégoriques de la beauté du monde écrit du doigt de Dieu.
L’expérience poétique du De laudibus bien que réorientée demeure édifiante. La poésie religieuse est très développée, à ce moment, dans le monde germanique où l’on cherche à revivifier la poésie latine des premiers siècles du christianisme avant le Moyen Âge sombre et l’humanisme païen. On comprend mieux alors la mise en garde de Wimpheling, contre la lecture des poètes latins qualifiés d’« impudiques ». On imagine aisément une telle pratique à partir d’Ovide par exemple. La pratique du livre induite dans le De laudibus permet de s’approprier un texte en mettant en œuvre une médiation des images (réelles ou intellectuelles) sur les mots afin d’obtenir une modification intérieure du lecteur ; celle prônée par Wimpheling met de surcroît l’accent sur l’intensité du trouble né de la lecture et le rôle de l’imagination du lecteur : « Fais donc tien ce livre, je t’en prie, candide lecteur, [ ] pour que tu en voies la nouveauté, pour que tu loues le génie, pour que tu en admires la remarquable inspiration, pour que tu soies enflammé d’amour pour la croix et le crucifix ». De laudibus, ad Thomam… Cette manière d’appréhender l’œuvre culmine désormais dans l’expérience littéraire qui se transforme en émotion esthétique dans l’au-delà du texte mais dans l’en deçà de l’image. Il ne s’agit pas d’égarer le lecteur de bonæ litteræ dans de vaines distractions mais de valoriser l’intensité des émotions esthétiques qui découlent du rapport au texte et aux images car la finalité de la lecture doit rester le dépassement de toutes les représentations. Augustin, « Confessions X » ; De Trinitate IX à XV. C’est donc l’autorité métaphorique de ces savants jeux de lettres qui prime désormais sur la recherche de la beauté de l’âme convertie comme expression de la beauté divine.
Les carmina sont ainsi devenus un support destiné à permettre au lecteur moderne de construire sa propre identité iconique, littéraire et émotionnelle. La puissance proprement poétique des lignes entrecroisées étant désormais, par elle-même, valeur esthétique tandis que la dimension iconographique de l’œuvre se trouve reléguée au second plan, objet typographique virtuose plus que moyen de dépassement du sensible vers un plus haut sens. La méfiance à l’égard des images, dans un contexte d’aniconicité traditionnelle des milieux lettrés et de montée d’un sentiment de rejet à la veille des premières manifestations iconoclastes dans le Rhin supérieur, s’exprime pleinement ici, inaugurant un rapport ancillaire de la représentation quant au texte typographié. La lettre à la fois graphique mais plastiquement abstraite trouve ainsi toute son amplitude esthétique. En cela, l’édition d’Anshelm répond parfaitement puisqu’elle propose une vision épurée et renouvelée du christianisme, proche de ses origines, et une expérience singulière et immédiate du sacré par la beauté du texte et de sa mise en page. Cette dimension littéraire inaugure une approche radicalement nouvelle de la lecture et de la mise en livre, elle aussi objet de sémiose infinie, l’œuvre ouverte du lecteur moderne. La poésie luthérienne en langue vernaculaire, sous l’impulsion de Melanchthon, auteur également publié par Anshelm, en sera particulièrement vivifiée après 1517.