« Je vais à la ligne. » Les espaces de Georges Perec
Écrire, comme nous le rappelle Georges Perec au début d’Espèces d’espaces, c’est « mettre un mot à côté d’un autre », le mot étant déjà composé de lettres côte à côte. Dès lors, on pourrait dérouler l’écriture, et l’impression du texte, en une longue ligne… sauf que ce ne serait pas très commode. C’est pourquoi on va « découper la ligne du texte en tronçons que l’on va disposer les uns au-dessous des autres, […] en faire une colonne. » Je reprends les termes de Michel Butor dans Le livre comme objet, qui fait observer que le format de cette colonne n’est pas fixe, en prose : « dans une autre édition on choisira une autre " justification ", la coupure tombera ailleurs ; elle n’a pas d’importance. » Le support, dans ce contexte, est arbitraire, à commencer par la page. Elle n’a pas non plus d’importance. Seule compte la poursuite de la phrase, et des phrases les unes derrière les autres, lues dans notre système de gauche à droite, secondairement de haut en bas, enfin d’une page à la suivante.
L’alinéa interrompt, scande cette continuité. Il annonce une unité de sens nouvelle, différente par le thème ou l’énonciation, ou subordonnée. L’écrit n’est ainsi pas uniquement linéaire, il ménage des étagements, une « profondeur des niveaux textuels » (Laufer, 1986). Des unités successives peuvent être mises sur le même plan grâce à des alinéas, notamment quand des éléments énumérés sont distingués à l’aide de tirets superposés. Sur la page, deux axes se trouvent dès lors articulés, celui du paradigme d’éléments équivalents, à un titre ou à un autre, et celui de la linéarité de la lecture.
Georges Perec décrit dans le chapitre XXXI de W ou le Souvenir d’enfance son émerveillement d’enfant lors de la lecture de Vingt ans après, dont les épisodes lui ont « presque servi d’histoire » : « les mots étaient à leur place, les livres racontaient des histoires ; on pouvait suivre ; on pouvait relire, et, relisant, retrouver, magnifiée par la certitude qu’on avait de les retrouver, l’impression qu’on avait d’abord éprouvée ». Le flux du narratif s’oppose aux discontinuités d’une histoire personnelle qui « tient en quelques lignes », voire à une « absence d’histoire », du fait d’« une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache […] : la guerre, les camps. » (Chapitre II.)
Même si les livres aimés par l’enfant étaient « incomplets », volumes orphelins qui « en impliquaient d’autres, absents, et introuvables », Perec insiste sur le plaisir de « suivre » la linéarité du narratif : Aristote faisait déjà observer qu’une histoire a un commencement, un milieu et une fin. Elle se déroule, tout comme le discours argumentatif. Ce que l’enfant retient d’abord, cependant, c’est une quantité de « détails », essentiellement descriptifs. Le texte descriptif, quant à lui, a une structure essentiellement énumérative : présenté en alinéas ou de manière linéaire, il fait se succéder les éléments d’une liste, plus ou moins caractérisés, comme l’a montré Philippe Hamon : lister, c’est déplier un vocabulaire. Aimer les mots, comme Perec, cela peut conduire à les aligner, les uns après les autres, dessous ou à côté. Voici comment il décrit l’écriture, dans la quatrième section du chapitre « La page » d’Espèces d’espaces, dans une parenthèse que j’ai déjà citée brièvement :
(écrire, oui, se mettre à sa table et écrire, se mettre devant sa machine à écrire et écrire, écrire pendant toute une journée, ou pendant toute une nuit, esquisser un plan, mettre des grands I et des petits a, faire des ébauches, mettre un mot à côté d’un autre, regarder dans un dictionnaire, recopier, relire, raturer, jeter, réécrire, classer, retrouver, attendre que ça vienne, essayer d’arracher à quelque chose qui aura toujours l’air d’être un barbouillis inconsistant quelque chose qui ressemblera à un texte, y arriver, ne pas y arriver, sourire (parfois), etc.)
On retrouve le goût pour les mots, et donc l’intérêt pour les dictionnaires. Le passage lui-même est marqué par la répétition d’« écrire », et cette répétition sert le lyrisme discret de cette parenthèse qui se développe par expansion, par accumulation de détails : comme souvent chez Perec, le développement de la phrase prend appui précisément sur le mot. Ce faisant, il insiste en particulier sur les formes de réécriture (la transformation et la suppression, essentiellement), mais aussi sur l’importance de la structuration, du plan, du classement, qui peut bien sûr être marqué explicitement, et pas seulement suggéré par la ponctuation blanche : sur le brouillon, il s’agit de « mettre des grands I et des petits a », ce qui permet de rendre la structure apparente.
Le goût pour les mots explique le goût de l’énumération, présent dès le péritexte d’Espèces d’espaces (après la « Carte de l’océan », citation de La Chasse au snark, carré blanc délimité par quatre traits) :
ESPACE
ESPACE LIBRE
ESPACE CLOS
ESPACE FORCLOS
MANQUE D’ ESPACE
ESPACE COMPTÉ
ESPACE VERT
ESPACE VITAL
ESPACE CRITIQUE
Ces expressions, dont l’énumération se prolonge jusqu’à la cinquante-deuxième entrée, peuvent annoncer le livre à venir : ainsi du passage de l’« espace vert » à l’« espace vital », évoquant la section « L’inhabitable », qui mentionne notamment la mise en place d’une « bande verte servant de limite naturelle au camp » d’Auschwitz. La liste est globalement l’emblème de la diversité des « espèces d’espaces » annoncés par le titre.
Cependant, la disposition en colonne, centrée sur le mot « espace », facteur commun de la liste, donne à celle-ci le statut de poème. Comme le dit encore Michel Butor, les lignes, « lorsque ce découpage est justifié autrement que par les hasards de l’édition s’appellent des vers ». Cette liste est d’abord une liste de locutions, certaines étant des citations littéraires, ou des lieux communs – « L’espace critique » est par exemple le titre de la collection de l’ouvrage. Le poème met en valeur le mot « espace », par sa répétition ici aussi – et par la place centrale que lui réserve la mise en page – et permet de retrouver les contextes dans lesquels il peut apparaître.
Dans l’ouvrage, les fragments « Déménager » et « Emménager » énumèrent des séries d’actions typiques, ou topiques, à l’infinitif. Les verbes sont moins nombreux dans la première liste. Aux alinéas multiples de ce premier ensemble s’oppose le second, dont « le mode le plus compact » permet, comme l’écrivait Dominique Moncond’huy en 2012, de « mieux signifier l’accumulation. » Cette accumulation verbale tombe dans l’invraisemblance, faisant basculer la liste dans la fiction. Et lorsque la relation avec le référent est tout à fait perdue, il ne reste qu’un défilé de mots. Le premier chapitre évoque dans sa cinquième section des énumérations pareillement ambigües :
« Décrire l’espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte. L’aleph, ce lieu borgésien où le monde entier est simultanément visible, est-il autre chose qu’un alphabet ?
Espace inventaire, espace inventé : l’espace commence avec cette carte modèle qui, dans les anciennes éditions du Petit Larousse illustré, représentait, sur 60 cm2, quelque chose comme 65 termes géographiques, miraculeusement rassemblés, délibérément abstraits : voici le désert, avec son oasis, son oued et son chott, voici la source et le ruisseau […].
Simulacre d’espace, simple prétexte à nomenclature : mais il n’est pas nécessaire de fermer les yeux pour que cet espace suscité par les mots, ce seul espace de dictionnaire, ce seul espace de papier, s’anime, se peuple, se remplisse : un long train de marchandises tiré par une locomotive passe sur un viaduc […]. Les pianistes font leurs gammes. Assis à leur table, méditatifs et concentrés, les écrivains alignent des mots.
Image d’Épinal. Espace rassurant. »
Sur le portulan, chacun des noms désigne un lieu alors que leur alignement vertical dessine la côte : ils nomment et ensemble ils montrent ; ils tracent, dit Perec. Celui-ci fait ensuite référence à la nouvelle de Borges « L’aleph », dont il résume l’argument avec pertinence, tout en lui donnant une portée métaphorique problématique, quoique séduisante : le monde entier est-il simultanément visible dans l’alphabet ? L’alphabet permet seulement de composer des mots qui désignent chaque élément du monde… Dans la logique de ces premières considérations, Perec évoque un fantasme de nomenclature, qui ferait se rejoindre imaginairement mots et choses, via l’image. Cette évocation d’une carte du Petit Larousse alterne notations positives et négatives : le texte cède à l’émerveillement et à l’imaginaire ou prend de la distance à leur égard. La « carte modèle » montre les espaces (ou plutôt des catégories abstraites, générales rassemblant les caractéristiques communes à un ensemble d’espaces ou, pour le désert par exemple, prototypiques) et les désigne, semblant les faire surgir (« voici le désert, » etc.). Elle apparaît ensuite comme un « simulacre », que l’imaginaire « anime » malgré tout en le « peuplant » d’actions humaines (que
je n’ai pas toutes citées mais qui sont nombreuses).
La conclusion reste ambiguë : l’espace ainsi figuré est « rassurant », même si cette figure est assimilée à une « image d’Épinal », naïve et stéréotypée.
L’écrit semble ainsi relever d’un double enjeu spatial : celui de la désignation d’espaces différenciés (voire du monde entier) et celui de l’alignement de mots. Le prière d’insérer figurant sur le rabat de couverture, signé
« G. P. » présente l’ouvrage comme le « journal d’un usager de l’espace. » Or, la section « Jouer avec l’espace » propose de « se souvenir qu’un journal est une unité de surface : c’est la superficie qu’un ouvrier agricole peut labourer en une journée. » Cela suggère que l’espace concerné est (métaphoriquement et indirectement) agricole, comme souvent chez Perec quand il évoque son écriture, sachant que pour le dernier paragraphe d’Espèces d’espaces, écrire, c’est « laisser quelque part un sillon » : une ligne de labour, un boustrophédon.
Cette importance de l’alignement, cette fois-ci de lettres, est patente dans le premier chapitre, « La page ». Perec, dès l’épigraphe (une citation d’Henri Michaux, « J’écris pour me parcourir ») y désigne son écriture. La première section débute par :
J’écris…
J’écris : j’écris…
J’écris :
« j’écris… »
J’écris que j’écris…
etc.
J’écris : je trace des mots sur une page.
Lettre à lettre, un texte se forme, s’affirme, s’affermit, se fixe, se fige :
une ligne assez strictement h
o
r
i
z
o
n
t
a
l
e
se dépose sur la feuille blanche, noircit l’espace vierge, lui donne un sens le vectorise :
de gauche à droite
d
e
h
a
u
t
e
n
b
a
s
Ce premier chapitre débute par des considérations massivement répétitives, secondées par la périphrase à partir du second paragraphe. L’écriture se redouble avec bonheur, s’arrêtant avant le vertige : qu’est-ce qui s’écrit, « j’écris : " j’écris… " » ou « j’écris que j’écris : " j’écris… " » ? Points de suspension… Le texte reprend son avancée, en un calligramme qui mime une coïncidence avec l’énonciation textuelle, coïncidence pourtant désignée comme impossible, dès ce début.
Le passage relève également du genre poétique parce qu’il « laisse apparaître des blancs », pour reprendre l’expression de Perec dans W ou le Souvenir d’enfance. Il dira d’ailleurs plus loin qu’il « suscite des blancs, des espaces », avec une syllepse sur le sens typographique de ces mots : s’agit-il par exemple d’un espace ou d’une espace ? Ce blanc rappelle la carte de l’océan, vide, citation de La Chasse au snark, que l’on trouve au début du livre : dès le péritexte, il apparaît que quelques lignes suffisent à délimiter un espace vide. Ici, le blanc est aussi le support d’un parcours. Ainsi, la lecture découvre le résultat d’actions dans le même temps qu’elle déchiffre leur désignation : la trace écrite est ainsi mise en scène, comme rejouée fictionnellement, ce qui place entre parenthèses la distance entre le geste initial et la réception, comme les intermédiaires nécessaires à cette communication, à commencer par la mise en forme et l’impression du volume.
Cette théâtralisation est pourtant mise à distance par la qualification de la ligne – « assez strictement horizontale » – quand celle que Perec donne à lire est diagonale. Dans le chapitre VIII de W ou le Souvenir d’enfance, également, il évoque à propos de son écriture « les lignes que [les] mots dessinent » et « les blancs que laisse apparaître l’intervalle entre ces lignes » (passage que j’ai déjà cité). Cela ne rend guère plus palpable les lignes de prose et le blanc sur lesquels elles se détachent, du fait du caractère conventionnel de ces éléments. Rompre avec la convention de la ligne horizontale, faire se succéder les lettres d’un mot selon le dessin d’une diagonale, ou les composer les unes au-dessus des autres, c’est rendre la ligne visible, et rendre plus palpable le sens secondaire de la lecture ( « de haut en bas »).
Quand Perec déclare ensuite que l’écriture de quelques mots « suffisent pour qu’il y ait un haut et un bas », cela peut sembler moins facétieux. Écrire HAUT et BAS sur un carton suffit à indiquer son sens. Or précisément, ce n’est pas l’écriture qui suscite cette direction, mais l’orientation conventionnelle de l’écriture qui permet d’indiquer (aussi efficacement qu’une flèche) le sens que doit garder le carton (si l’on souhaite ne pas endommager son contenu). Perec ajoute que ces quelques signes suffisent encore pour qu’il y ait « un commencement et une fin, une droite et une gauche, un recto et un verso. » L’écriture « vectorise » effectivement l’espace, mais seulement l’espace de la feuille de papier, créant effectivement un haut, un bas, un recto, un verso (ce qui implique d’ailleurs que l’espace envisagé est bien celui de la page et non du livre). Mais comme l’orientation de cette page est parfaitement indifférent, et que le recto ressemble en général fortement au verso, cela ne change pas grand chose. Quant au commencement et à la fin, ils sont, nous l’avons vu, constitutifs de certains types de texte : ainsi du récit, puisque ses événements se déroulent dans le temps : le dictionnaire n’est pas structuré globalement de la même manière, par exemple.
Jouant avec les lettres, Perec rapproche leur ligne d’un dessin et fait apparaître des formes. Or la diagonale est l’une des formes récurrentes qui interviennent dans ses textes, l’exemple le plus connu en étant la diagonale dessinée par les lettres A, M, puis E, de la droite vers la gauche, dans les vers successifs du Compendium. Ce poème qui figure au centre de La Vie mode d’emploi, et qui effectue un bilan concernant l’ensemble des personnages du livre, est constitué de vers de 60 signes typographiques, la lettre A se déplaçant d’une unité vers la gauche lors du passage à la ligne – ceci pour la première strophe, sachant qu’il en est de même pour M et E dans les deuxième et troisième strophes. Cette forme énigmatique, que Bernard Magné a désignée comme biais puis comme diagonale, est l’un des autobiographèmes qu’il a distingués (qu’il a nommés ensuite æncrages). Je me permets de redire, après un article de 2016, que la diagonale intervient dans l’autobiographie perecquienne de plusieurs manières : c’est la forme d’une cicatrice consécutive à un coup reçu par l’enfant, comme de l’accent qui manque à son nom pour être pleinement breton… ou français ; ou encore de la barre oblique, qui est interprétée comme le signe de la dichotomie et de la latéralité (ce qui confirme le rattachement de cet autobiographème à celui des symétries bilatérales, également repéré par Magné et qui se rattache en particulier au double sens de lecture occidental ou hébraïque). C’est le réseau de l’œuvre qui permet de donner une signification à cette forme mais, connotative, elle reste ouverte, susceptible d’être complétée ou déplacée.
Pour rendre visible la ligne d’écriture, ce passage d’Espèces d’espaces isole des lettres à différents emplacements de la page. Or Perec se définissait comme un « homme de lettres ». On le sait, elles ont dans son œuvre une importance considérable, d’abord parce que les contraintes oulipiennes qui y sont privilégiées sont souvent des contraintes littérales : le lipogramme, celui en E de La Disparition mais aussi de nombreuses variantes de cette contrainte (monovocalisme, belle absente et beau présent, contrainte du prisonnier…), le palindrome – à double sens de lecture –, les boules de neige, etc. Il pratique encore ce qu’il appelle des hétérogrammes, qui sont des variantes de l’anagramme : il s’agit d’utiliser une série fixe de lettres à plusieurs reprises, en les combinant de différentes manières au sein de chaque reprise de la série. La présentation de ces poèmes fait se côtoyer les « matrices » et les poèmes présentés en « vers libres » : les premières présentent en colonnes les séries successives, lettres combinées, simplement alignées.
Dans le chapitre XV de W ou le Souvenir d’enfance, Perec évoque sa fascination d’enfant pour une lettre, ou plus précisément une « lettre devenue mot », le X : il se souvient d’un voisin qui utilisait un X pour scier son bois, mais aussi de l’importance qu’a pris pour lui ce « signe contradictoire », ce « point de départ d’une géométrie fantasmatique » au signifié fluctuant, et ce symbole « de l’inconnu mathématique ». Ce mot-image, puisqu’il a « la forme de ce qu’il désigne », est composé d’une seule lettre faite de deux diagonales.
J’ai suggéré d’analyser les formes que Bernard Magné a nommées des æncrages comme des lettres, parce qu’elles signifient moins en elles-mêmes que par leur intégration dans un ensemble. On pourrait considérer la ligne comme l’une de ces formes ambigües : la ligne ou le sillon, puisque c’est une équivalence proposée par Perec. Le sillon rappelle autant le gai laboureur déjà évoqué que la cicatrice et le « sillon blafard » que portent certains personnages de La Disparition sur leur avant-bras : le tracé d’une lettre, « signal blanc » de leur malédiction comme de leur appartenance « au clan ». Le sillon retrouve l’« ambivalence » de la cicatrice remarquée par Maryline Heck : c’est une trace tangible, qui permet de reconstituer une chronologie de l’enfance autrement « sans repères », mais c’est aussi la marque de blessures, le signe de souffrances. Dans le dernier fragment d’Espèces d’espaces, qui est autobiographique, Perec évoque son histoire marquée par l’absence de lieux de « référence », de « lieux stables, immobiles, intangibles. » Il ajoute : « L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ». Le texte s’achève par la reprise du verbe « écrire » (c’est à cet endroit qu’il évoque à ce propos un sillon).
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
Écrire ce serait, selon une série que nous avons déjà observée, désigner (en l’occurrence l’espace), tracer une ligne, ou « quelques signes » – par exemple des lettres qui prendraient une valeur exceptionnelle, faisant l’objet de telle ou telle élaboration. Désigner, c’est différencier le monde et l’espace, « penser/classer », pour reprendre le titre d’un essai que Perec a fait paraître peu avant sa mort : il y évoque « ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde (« la vie ») resterait pour nous sans repères ». Faire l’inventaire peut ainsi permettre de comprendre tel ou tel fragment du monde, par exemple « La ville » : « D’abord, faire l’inventaire de ce que l’on voit. Recenser ce dont l’on est sûr. Établir des distinctions élémentaires : par exemple entre ce qui est la ville et ce qui n’est pas la ville. »
Et si la carte de géographie mentionnée par Espèces d’espaces est un « espace inventaire », le livre dans son ensemble n’est-il pas un inventaire d’espaces ? L’index permet déjà de lire l’ouvrage par prélèvements, et non du début à la fin. Le plan d’ensemble, surtout, a une structure d’inventaire. On évoque souvent l’imbrication des espaces évoqués par le livre. Pour autant, il s’agit bien de les aborder successivement, par ordre de proximité par rapport à l’écrivain, ce que rappelle le fragment suivant de « L’espace » : Jadis, comme tout le monde je suppose, et sans doute sur l’un de ces petits agendas trimestriels que donnait la librairie Gibert lorsqu’à la rentrée des classes, on allait échanger le Carpentier-Fialip et le Roux-Combaluzier de l’année d’avant contre le Carpentier-Fialip et le Roux-Combaluzier de l’année à venir, j’ai écrit ainsi mon adresse :
Georges Perec
18, rue de l’Assomption
Escalier A
3e étage
Porte droite
Paris 16e
Seine
France
Europe
Monde
Univers
Le plan d’Espèces d’espaces paraît aborder systématiquement un thème, en fonction de l’écrivain, qui dans le premier chapitre écrit curieusement : « j’habite ma feuille de papier, le l’investis, je la parcours. » Régulièrement, à propos des différents espaces, la question de l’habitat, de l’habitable ou de l’inhabitable, intervient. Le verbe « habiter » se conjugue à plusieurs reprises à la première personne. Par exemple : « J’habite Paris. » Intervient de même, comme l’a remarqué Dominique Moncond’huy en 2016, l’investissement personnel des différents espaces : lors de la genèse de l’ouvrage, la conception de l’ensemble de l’ouvrage et de son organisation est intervenue au moment où Perec a choisi d’aborder l’espace en fonction de lui-même, donnant à l’essai une dimension davantage autobiographique.
Il en résulte cependant une tension avec la recherche du systématique et de l’exhaustif. Quand « G. P. » écrit dans le prière d’insérer que « le problème » est de « lire » l’espace, il faut sans doute entendre que cet ouvrage propose une lecture d’abord subjective de ce dernier. Comme nous l’avons vu, la nomenclature garde une dimension fictionnelle, ce qu’explicite « Penser/Classer », dans le fragment « Le monde comme puzzle », fragment une nouvelle fois ambivalent à l’égard d’un tel imaginaire :
« Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l’ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement ça ne marche pas, ça n’a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais.N’empêche que l’on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu’il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses. »
Sans doute cela explique-t-il pourquoi le passage en revue de l’ensemble des espaces dans l’ouvrage « ne marche pas », n’est pas systématique, et assume une certaine désinvolture, de nombreux fragments gardant une forme inachevée, celle de notes, ou de programmes. Le plan de chaque chapitre, surtout, croise quantité de sous-catégories, ou d’indications connexes. L’entrée dans le livre pourrait être l’emblème de cette démultiplication textuelle. Ensuite, de même, les épigraphes peuvent prendre un tel développement que l’on ne sait pas s’il faut les envisager comme des fragments à part entière (à la manière d’autres fragments citationnels) : ainsi de la longue citation de Cosmicomics de Calvino en tête du chapitre « L’espace ».
Les indications d’organisation sont elles aussi foisonnantes. Certains fragments sont numérotés, d’autres pas ; leurs titres sont parfois soulignés, mais parfois non. Quant à la table des matières, elle ne reprend pas toutes les subdivisions. Le chapitre « La campagne » comporte par exemple trois fragments numérotés. Le premier n’a pas de titre, le deuxième comporte un titre souligné : « L’utopie villageoise ». Le troisième, de même, mais le titre s’achève par un deux-points : « Alternative nostalgique (et fausse) : ». Intervient ensuite une section intitulée « Du mouvement », non numérotée, dont la typographie est semblable à celle du titre du chapitre, donc sans soulignement, mais avec un corps plus petit (et plus grand que les fragments numérotés précédents), son thème ne pouvant être mis en relation avec la campagne qu’indirectement. Je cite son début : « On vit quelque part : dans un pays, dans une ville de ce pays […]. Il y a longtemps qu’on aurait dû prendre l’habitude de se déplacer »… La table des matières ne reprend pas tous les titres de fragments et les hiérarchise autrement. Elle indique :
La campagne.............................................. 93
L’utopie villageoise — du mouvement
La table des matières indique de même la série de chapitres suivants : « Le pays », puis « L’Europe » et « Le monde ». Or le « chapitre » consacré à l’Europe correspond à un développement inférieur à une ligne, et il est suivi sur la même page par deux fragments dont les titres ont la même typographie que les titres de chapitres. Ce qui donne :
europe
Une des cinq parties du monde
ancien continent
L’Europe, l’Asie et l’Afrique
nouveau continent
Ohé, les gars ! nous sommes découverts !
(un Indien, apercevant Christophe Colomb)
Ces chapitres fantômes se font les entrées d’une liste, qui s’achève sur une notation plaisante. Au contraire, le chapitre final, « L’espace » est très long, avec de nombreuses subdivisions intérieures (notamment le sous-chapitre « La conquête de l’espace », qui rassemble plusieurs fragments numérotés). Pour ce qui est des fragments eux-mêmes, ils peuvent comporter des hiérarchies internes, et dans certains cas, on ne sait pas si la phrase introductive, composée dans un corps supérieur à la suite, est un titre ou un début (par exemple pour le dernier fragment de « L’immeuble »).
Les paragraphes sont parfois introduits par un simple retour à la marge de gauche, et parfois par un renfoncement, auquel peut s’ajouter le saut d’une ligne, ou de deux (ces trois derniers choix s’observent au sein du fragment « Portes »). Plus surprenant encore, ces renfoncements ont des tailles variables (y compris au sein d’un même fragment, comme dans « L’utopie villageoise »). Mais on trouve encore des alinéas en sommaire, ou un paragraphe composé d’une ligne incomplète, centrée (j’ai cité ce passage situé à la fin du chapitre « La page »). On pourrait poursuivre ces remarques concernant les indications de hiérarchie d’un paragraphe à l’autre. Certains sont composés en retrait par rapport à la marge de gauche, certains en corps plus petits, etc. En particulier, les énumérations prennent des formes multiples. Comme on le voit, les indications de hiérarchie textuelle les plus élémentaires font l’objet de choix variables, et plutôt fantaisistes.
Ce que cette fantaisie typographique laisse entendre, c’est le caractère problématique de tout classement et de toute catégorisation. Et si le mot permet de désigner le monde, cette désignation doit elle-même être interrogée. Cette désignation problématique a dans le même temps bien des charmes. Ainsi, le mot peut chez Perec devenir énigmatique – tout comme la lettre –, du fait de la polysémie : la définition de mots croisés s’appuie en particulier sur une « espèce de tremblement de sens », pour reprendre l’expression de Perec lui-même. Le jeu de mots est fondamental dans son œuvre, plus généralement, au départ de plusieurs de ses expressions les plus connues, et du titre d’Espèces d’espaces… Ou dans l’ouvrage : « Je ne pense pas avoir quelque chose de spécial, ou de spatial, à ajouter en ce qui concerne mon pays. » Et au début du chapitre « La page », le passage déjà cité : « Lettre à lettre, un texte se forme, s’affirme, s’affermit, se fixe, se fige ».
Pour reprendre une remarque souvent faite par Perec dans ses entretiens, le passage du chapitre « La page » au chapitre « Le lit » s’explique parce qu’en ancien argot, ce dernier était nommé « pageot »… ou « page » (au masculin). La polysémie suscite des rapprochements qui font voir autrement le monde (et l’espace). Les mots sont dépliés dans toutes leurs dimensions, comme dans le poème initial, qui comporte des vers comme « barre d’espace », « l’odyssée de l’espace » et « espace d’un matin ». Les mots fascinent.
Perec, nous l’avons vu, aime les accumuler, jusqu’à l’improbable, mais aussi pour eux-mêmes. L’index n’est ainsi par un index rerum mais, selon son titre, un « Répertoire de quelques-uns des mots utilisés dans cet ouvrage ». Il répond ainsi au répertoire de locutions qu’est le poème initial. Cet enjeu a des incidences sur la structure phrastique, dont nous avons vu que le développement prenait appui sur le mot, répété ou déplié en énumérations. L’enjeu de la phrase peut donc se situer dans la poursuite de cette accumulation, qui relance la phrase, avec le risque de la dispersion dans une accumulation de détails.
Dans le dernier fragment du livre, plusieurs paragraphes se terminent par un deux-points. Aller à la ligne, pour créer un nouveau paragraphe, et une nouvelle unité de sens, n’empêche pas de continuer la phrase : le paragraphe nouveau, même s’il débute par une majuscule, lui donne plutôt un nouvel élan. Dans le même passage, plusieurs phrases font d’ailleurs se succéder les deux-points : autant de relances qui retardent leur achèvement. Le « Brouillon de lettre », avant-dernier fragment du chapitre « La rue », présente un cas un peu différent : il n’y a aucun point final. La plupart des paragraphes débutent par une minuscule, mais on observe quelques majuscules. On observe une même absence de point à la fin de la phrase du chapitre « Europe » et du suivant, que j’ai cités ci-dessus. Il y a dès lors une tension entre la rupture constituée par l’alinéa et la tendance à la poursuite de la phrase.
Ainsi, globalement, la phrase semble animée par une force expansive que le troisième fragment du premier chapitre mimerait, puisque s’y trouve écrit, dans le blanc marginal : « J’écris / dans la / marge… »
La même page comporte une note après la phrase suivante, qui encore une fois ne s’achève pas par un point : « Je renvoie à une note en bas de page 1 »
La note semble ainsi non seulement compléter mais prolonger cette phrase, précisant : « J’aime beaucoup les renvois en bas de page, même si je n’ai rien de particulier à y préciser. » Un peu auparavant, Perec a insisté sur des « sauts dans le sens : discontinuités, passages, transitions », suscitant « des blancs, des espaces », ou plutôt un saut de plusieurs lignes.
Après ce blanc, le paragraphe suivant ne comporte que deux mots, au fer à droite, comme si le renfoncement alinéaire était extrêmement important, ou peut-être comme si le blanc faisait partie du propos, que la phrase suivante ne ferait que poursuivre : « Je vais / à la ligne. » Et les mots « à la ligne » sont donc composés au début de la ligne suivante. Or aller à la ligne, instruction typiquement scolaire, propre à l’écriture manuscrite, consiste précisément à créer un alinéa, et pas du tout à écrire dans la continuité de la ligne précédente. Ce changement de ligne serait ici parfaitement arbitraire, dépendant de la justification, s’il n’était rendu nécessaire par le blanc précédant le début de cette courte phrase. Ce jeu typographique rend ainsi encore une fois visible la ligne typographique, et plus encore les ruptures que créent ses limites (normalement imperceptibles). Interviennent ici le jeu de mots, et la poursuite de la phrase au-delà des discontinuités, la « mise en jeu » du cadre de la page imprimée. Selon une parenthèse du quatrième fragment du chapitre « La page », voici ce qui se trouve au départ de l’écriture perecquienne : « un jeu de mots, un jet de mots, un jeu de lettres, ou ce que l’on appelle communément une “ idée ” ». L’ « idée » semble donc moins importer que les mots, les lettres.
Leur travail contribue à démultiplier l’espace du livre, et donc les modalités de l’alignement de ces signes. À propos des points de suspension qui se trouvent en son centre, la quatrième de couverture de W ou le Souvenir d’enfance note ainsi qu’y sont « accrochés les fils rompus de l’enfance et la trame de l’écriture. » La trame est faite notamment de reprises lexicales, de réseaux signifiants ambigus. La lecture reconstitue cette trame, crée de nouveaux « fils », des lignes de compréhension. Cet espace ménage des hiérarchies et des ruptures, des blancs, quand l’écriture phrastique privilégie l’alignement des mots.
La ligne est une forme que l’on oublie quand on lit, comme les formes des lettres qui la constituent. Perec en fait l’image du sillon et cette forme devient énigmatique. La ligne est aussi ce qui lui a manqué enfant, lui dont « l’histoire tient en quelques lignes », marquée par bien des ruptures. La ligne typographique est orientée vers une direction : elle peut s’interrompre et se poursuivre
à la ligne.