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Hybridations de la page et du champ dans les génériques de films : L’exemple du collage Laurence Moinereau
Laurence Moinereau est maîtresse de conférence en études cinématographiques à l’université de Poitiers depuis 2001, elle y dirige également le Master professionnel assistant-réalisateur depuis 2012. D’abord étudiante en histoire à l’École normale supérieure, elle se dirige par la suite vers le cinéma, qu’elle étudie sous l’angle des représentations, d’abord celle de la banlieue dans le cinéma français des années 60 à 80 puis sur les femmes dans les scénarios Gaumont. Ses travaux de recherche portent sur l’analyse des formes filmiques à partir de corpus variés et elle publie à ce propos de nombreux articles.

Les séquences génériques, figures imposées qui ouvrent et closent les films, renvoient par le biais des crédits à ce que l’on appelle le hors-cadre, c’est-à-dire l’espace-temps de la production du film, mais elles sont intrinsèquement liées dans le temps de la projection au déroulement du récit filmique auquel elles se rattachent plus ou moins étroitement, en fonction des images et des sons qui les composent, qu’il s’agisse simplement de musique, de motifs visuels liés à ce récit, ou même des premiers plans auxquels se surimposent les mentions. Ce sont donc des séquences hybrides, d’une part en termes de statut discursif puisqu’elles se situent à l’intersection du hors-cadre et de la fiction, d’autre part en termes langagiers ou sémiotiques puisqu’elles mêlent le « langage » audio-visuel du cinéma et le langage verbal, et ce, dans la très grande majorité des cas, sous forme écrite, les « génériques parlés » faisant office d’exceptions. Citons pour mémoire les plus emblématiques d’entre eux, dans lesquels la voix fait office de signature, ceux de Sacha Guitry (« Le roman d’un tricheur » 1936, entre autres), d’Orson Welles (« La splendeur des Amberson », 1942, entre autres), ou de Jean-Luc Godard (« Le mépris », 1963), mais aussi ceux qui jouent avec la frontière hors-cadre/fiction, quand une voix de « speaker » semble être issue de celle-ci : « MASH » de Robert Altman (1970), « Tante Julia et le scribouillard » de Jon Amiel (1990).

Cette double hybridation discursive et sémiotique a également des conséquences plastiques. La division texte/image fait en effet du générique un espace composite, hétérogène, tiraillé entre deux modèles : celui de la page, espace du texte par excellence, bidimensionnel, uni et neutre, et celui de ce qu’on appelle le champ, c’est-à-dire cette portion d’un espace perçu comme tridimensionnel, limitée par un cadre, qui est l’espace de la représentation filmique. À cette tension intrinsèque au générique peuvent être données des solutions figuratives diverses, qui engagent non seulement l’opposition entre ces deux types d’espaces, mais aussi le rapport entre les mentions et l’image qui constitue leur fond ou leur arrière-plan, le degré d’intégration des mentions à l’espace représenté. 

On peut ainsi opposer les stratégies de résorption ou de dissimulation de l’hétérogénéité, visant à recréer un espace unifié, aux stratégies d’exhibition formelle de cette hétérogénéité, qui font du dédoublement intrinsèque du générique un principe matriciel. Un procédé emblématique de l’homogénéisation est celui de l’inscription des mentions sur un support situé dans le champ : affiche, panneaux, comme dans le générique de « Mon oncle », de Jacques Tati (1958). Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Mon oncle », Tati, génériqueHybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Mon oncle », Tati, générique Du côté de l’hétérogène exhibé, on peut évoquer l’usage, particulièrement en vogue dans les génériques des années 60-70, des lettres creuses, qui fonctionnent comme des fenêtres faisant apparaître un espace derrière un autre espace, comme dans « Blow-Up » d’Antonioni (1966) ou « Bullitt » de Peter Yates (1968). Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Blow-up », Antonioni, titreHybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Blow-up », Antonioni, titre Une étude détaillée de l’une des variantes de l’inscription, le motif du livre, de l’usage du procédé des lettres creuses, et d’un troisième cas de figure qui est celui du générique d’animation, est menée dans mon livre « Le générique de film. De la lettre à la figure », Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 53 à 83.

Cependant, entre ces stratégies opposées, on trouve encore d’autres dispositifs qui articulent de façon complexe ou paradoxale la tentation de l’intégration et la puissance formelle de l’hétérogène. L’un de ces procédés est le collage. Dans son essai « Les mots et les images », Deuxième partie, « L’écrit dans l’image », p. 127 à 204. Meyer Schapiro propose une petite histoire synthétique de la représentation des mots dans la peinture, dont se dégagent trois principales étapes, correspondant à trois solutions figuratives distinctes, et il est intéressant de constater que le collage est justement la troisième de ces étapes. Le «style archaïque», antique et médiéval, soumet la figuration du mot à sa lisibilité, et lui accorde du même coup un statut d’extra-territorialité dans l’image. L’essentiel est de préserver l’intégrité de l’écrit : « Le mot […] est indestructible et invariant, comme sur les Tables de la Loi ; il garde sa forme et sa taille malgré la transformation perspectiviste des limites de la surface qui sert de support à la graphie. Soumise à une norme de lisibilité, l’écriture conserve son agencement orthogonal quelle que soit la position du peintre-spectateur. » Meyer Schapiro, « Les mots et les images », Paris, Macula, 2000, p. 154.

Dans un second temps, l’écrit se soumet à l’hégémonie de la perspective ; indissociable d’un support qui détermine sa matérialité, sa position, et les accidents de sa perception, il s’intègre à l’espace tridimensionnel du champ pictural : « Au cours des XIVe et XVe siècles, avec le développement d’une perspective cohérente en peinture, la graphie sera soumise aux mêmes règles de géométrie projective que le livre et les objets environnants, ainsi qu’à la perspective d’ensemble. » Meyer Schapiro, « Les mots et les images », p. 163.

Enfin, Meyer Schapiro distingue une troisième étape, correspondant à l’usage des mots dans la peinture cubiste, qui accorde une place prépondérante aux fragments d’écriture, aux coupures de presse, aux partitions musicales, souvent sous la forme du collage de segments d’imprimés sur la surface peinte. On pourrait dire qu’il s’agit d’une « hybridation », dans la mesure où il ne s’agit plus ni d’extraire les mots de l’espace pictural ni de les plier à l’ordre de l’image, mais de produire un espace mixte, qui résorbe le conflit en créant un dispositif plastique spécifique : « Aucun conflit ne naît ici entre les formes modelées ou la perspective d’une scène tridimensionnelle et l’écriture ou la typographie plaquée sur cette surface. Les objets de nature morte, qui devinrent les principaux thèmes du cubisme dans les quelques années suivant 1911, alors même que le mot tracé ou adjoint entrait dans la peinture à titre d’élément, se décomposaient eux-mêmes en plans sédimentés parallèles à la surface, ou se chevauchaient sur une mince profondeur. Ils sont caractérisés par des lignes discontinues et croisées, droites et courbes, tout comme les formes alphabétiques ou la notation musicale. » Meyer Schapiro, « Les mots et les images », p. 197.

Partant de ces remarques et sortant des limites du mouvement cubiste, et du domaine pictural, je propose d’étudier le collage comme emblème de l’hybridation de la page et du champ dans les séquences génériques. Composite, fragmentaire, juxtaposant sans souci de cohérence figurative des formes et des matières distinctes, mêlant les points de vue ou les échelles, le collage fonde en fait sa cohérence plastique sur l’adoption d’un principe d’hétérogénéité. C’est, paradoxalement, cette hétérogénéité exhibée qui devient, dans les génériques traités sous forme de collages, un facteur d’unification, puisqu’elle résorbe, spatialement, l’hétérogénéité des mentions et du fond, et visuellement, celle du texte et de l’image. L’écrit n’est plus un corps étranger, du moins pas plus que ne le sont les autres : il est l’un de ces éléments disparates – motifs iconiques ou abstraits, photographies découpées, bandes de couleur – que le collage assemble et superpose.

Dès lors qu’on l’applique au cinéma, le terme de collage peut être utilisé dans une acception plus ou moins étroite, selon qu’on le réserve aux collages sur papier, fixes, qui peuvent être filmés tels que, qu’on l’étend aux procédés qui mêlent les techniques graphiques à celles de l’animation, comme c’est le cas dans les génériques de James Bond, ou enfin qu’il désigne un modèle esthétique dont les grands caractères (fragmentation, superposition de plans, ruptures d’échelle) sont indépendants des techniques comme des matières. On serait ainsi tenté de parler de « collage » à propos d’un générique tel que celui de « Croix de fer », de Sam Peckinpah (1977), simplement parce que le montage y juxtapose et y mêle parfois quasi-indistinctement différents types d’images - archives en noir et blanc, archives teintées en bleu, extraits de films de fiction des années trente, archives en couleur, images diégétiques en noir et blanc puis en couleur - sous une forme elliptique, fragmentaire et sérielle, compliquée encore par l’usage du teintage rouge et de l’arrêt sur image quand se surimpriment les mentions. Une analyse détaillée de ce générique est à paraître dans le n°30 des « Cahiers du CIRCAV, L’art des génériques au cinéma. » Dans le cadre de cette étude, et pour rendre compte précisément de l’hybridation du champ et de la page, on réservera le terme de collage aux dispositifs plastiques qui s’apparentent le plus au collage sur papier, c’est-à-dire aux assemblages fixes, comportant des fragments d’images découpées, tels que ceux du générique de « Drôle de frimousse », de Stanley Donen (1956), et de « Femmes au bord de la crise de nerfs », de Pedro Almodovar (1987), qui s’inspire en partie du précédent.

« Drôle de frimousse » (Funny Face) est une comédie musicale mettant en scène l’univers de la mode. Maggie Prescott, qui dirige le Quality Magazine, et emploie le célèbre photographe Dick Avery, incarné par Fred Astaire, décide de cibler un public d’intellectuelles. Lors d’une séance de pose dans une librairie de Greenwich Village, Dick Avery remarque la jeune libraire, Jo Stockton (Audrey Hepburn). En dépit de son aversion pour la mode, il réussit à la persuader de poser pour devenir Miss Quality Magazine. Les photographies doivent être prises à Paris. Jo Stockton rêve d’y assister aux conférences du professeur Flostre, chef de file de l’« empathicalisme », dont Dick Avery est jaloux. Après quelques péripéties, Jo, déçue par Flostre, qui a tenté de la séduire, retrouve Dick.

Le générique, réalisé par Richard Avedon, l’un des photographes de mode les plus marquants des années cinquante, est doté d’une forte dimension réflexive, puisqu’il confronte le cinéma au moyen d’expression dont il est le plus immédiatement tributaire, et qui constitue son origine, la photographie, tout en annonçant du même coup le thème de la fiction. Il débute sur un plan de la table lumineuse d’un photographe, à côté de laquelle sont posés des crayons de couleur et un appareil photo. Une main entre dans le champ, allume la table, sur laquelle apparaissent puis disparaissent les noms d’Audrey Hepburn et de Fred Astaire. Un zoom avant isole la table alors que deux mains entrant à nouveau dans le champ y déposent, sur la moitié gauche, un plan film inversible noir et blanc, de grande taille, représentant en très gros plan le visage surexposé d’Audrey Hepburn, dont seuls sont visibles les contours des yeux, les sourcils, la bouche et les narines. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique

Apparaissent alors, en bas à droite, un fragment de film teinté en rouge représentant un seul œil, et au-dessus la mention « in Funny Face », Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique cependant que démarre la chanson éponyme, interprétée par Fred Astaire. La suite du générique fait alterner des collages ou photos de femmes découpées sur fond noir ou blanc, qui seront identifiés dès la première séquence comme des couvertures de « Quality Magazine », et des compositions sérielles sur la table lumineuse : série de photogrammes, clichés de formats différents issus de la même séance de pose, juxtaposition de deux tirages tête bêche du même cliché, ou d’un positif et d’un négatif. Les mentions écrites tantôt semblent inscrites au sein de ces compositions (lorsque l’ensemble apparaît d’un bloc), tantôt apparaissent cut dans un second temps pour les compléter, le « collage » s’effectuant alors sur l’écran. Au passage, outre l’appareil et les crayons, on aperçoit d’autres accessoires de travail - trombone, règle, et même une loupe, qui, surgissant dans le champ, vient isoler l’œil d’un modèle. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique Cette loupe, Maggie Prescott l’utilisera pour observer le visage de Jo Stockton, sur les premiers clichés d’Avery, où elle est en arrière-plan. Ainsi, tout en évoquant, par les mentions, l’espace de production du film, ce générique semble mettre en scène celui du magazine. 

Les mains qui entrent dans le champ au cours de ce générique tiennent à la fois de l’anticipation diégétique et de l’intrusion énonciative. En effet, elles pourraient être celles de Dick Avery, le personnage du photographe, dont le nom évoque lui-même celui du créateur du générique (Dick étant le diminutif de Richard), tandis que le « Quality Magazine » évoque le « Harper’s Bazaar », pour lequel travaillait Avedon. Stanley Donen, dans un entretien de 1969 avec Bertrand Tavernier, réédité dans le recueil « Amis américains », Institut Lumière / Actes Sud, 1993, déclare avoir adapté dans « Funny Face » une pièce de théâtre non montée écrite par quelqu’un « qui connaissait très bien Dick Avedon » (p. 265). Mais elles évoquent aussi la fonction d’un « grand imagier » (terme proposé par Albert Laffay pour désigner l’instance d’énonciation du récit filmique Laffay Albert, « Logique du cinéma », Masson, 1964. Nous empruntons ici le terme à l’article « Grand imagier » du « Dictionnaire théorique et critique du cinéma » de Jacques Aumont et Michel Marie, Armand Colin, 2001. ) qui aurait conçu le générique, et, dans une certaine mesure, le film dans son ensemble, selon le modèle d’une mise en page de magazine, puisqu’on trouve de nombreux échos plastiques entre le générique et d’autres séquences du film qui réutilisent les aplats, la géométrie, la sérialité, le découpage de l’image avec des split-screen etc.

Mais si l’on trouve de nombreux échos plastiques entre le film et le générique, il n’y a que dans ce dernier que se pose la question du rapport spécifique entre le collage et l’écrit, qui nous intéresse ici au premier chef. Outre qu’il annule l’hétérogénéité (des mentions) par l’hétérogénéité (des compositions), le collage nous apparaît bien comme une hybridation de la page et du champ, parce qu’il introduit dans la figuration des caractères qui sont, pour une part, ceux mêmes de l’écrit. D’abord, la planéité, à quoi s’ajoute ici, avec la mise en page, et l’utilisation de fonds blancs, l’évocation directe du support papier du magazine, où pourraient s’inscrire les mentions. Ensuite, une certaine tension vers l’abstraction, qui passe par l’usage de motifs géométriques décoratifs, comme ces triangles bleus translucides qui se superposent à un visage de femme, lors de l’apparition du nom de Richard Avedon, et par l’extrême stylisation de certains visages, comme le très gros plan d’Hepburn sur la table lumineuse, Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique ou le profil blanc sur fond noir du dernier plan. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique

La discontinuité très apparente des motifs, qu’elle soit due à la fragmentation instituée par les cadres de photos juxtaposées, à l’usage de fonds neutres dans les photos, au silhouettage, ou au procédé du découpage, tranche avec la relative continuité, et les gradations plus subtiles, qui caractérisent le passage d’un motif à un autre dans un champ filmique ou pictural. Cette discontinuité des motifs peut en revanche faire écho à la discontinuité qui caractérise les mentions écrites, constituées de signes graphiques distincts, les lettres, séparées par les blancs typographiques. On peut noter en outre que cette discontinuité plastique, ajoutée à la stylisation des motifs, silhouettes ou fragments de visages, privilégie la mise en valeur des contours, c’est-à-dire des lignes – elles-mêmes éléments graphiques constitutifs des lettres dans l’alphabet occidental. Plus précisément voit-on la ligne, en particulier la ligne noire, se décliner, dans ces collages, en trois formes distinctes : le tracé des lettres, certains contours, et les cadres des photos (films inversibles), cernés de noir, le contour et le cadre jouant parfois à échanger leurs places. Ainsi, dans le dernier plan du générique – le profil à la gouache –, la ligne du contour s’affiche-t-elle aux dépens de celle du cadre, partiellement effacée par la couleur noire du fond, à l’inverse de ce qui se passe dans le premier cliché, où le cadre de la photo s’est en quelque sorte substitué au contour du visage. 

De ce premier à ce dernier plan, c’est d’ailleurs, au-delà du seul rôle de la ligne, un mécanisme d’inversion qui est mis en œuvre, en particulier sur le plan chromatique (motifs noirs sur fond blanc, figure blanche sur fond noir), et qui évoque encore une fois la photographie, avec le principe du négatif et du positif. Ce jeu d’inversion du noir et du blanc s’applique aussi aux mentions : tantôt noires sur fond blanc, tantôt blanches sur fond noir, en particulier dans la sixième composition, où elles s’associent aux versions positive et négative d’une même photo (couleur). Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique Le noir et blanc ménage ainsi une intersection plastique entre la photographie et le texte imprimé, mais ici, c’est plutôt le photographique qui s’empare du texte. Les premières mentions, celles des noms des deux stars, sont en noir sur fond blanc, comme un texte imprimé, mais leur apparition en fondu sur la table lumineuse évoque la révélation d’une image latente. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, génériqueHybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique

La couleur quant à elle, à plusieurs reprises dans ces collages du générique, apparaît sous forme de supplément surajouté à la photo. Dès le premier plan, on peut noter la séparation des instruments photographiques et des crayons posés à côté de la table : la couleur est présentée à part, comme si elle relevait de la technique du coloriage, qui est une adjonction de surface au dessin, et non de celle de l’enregistrement des couleurs naturelles. D’ailleurs lorsqu’elle apparaît pour la première fois dans une photo — le très gros plan de l’œil sous le titre —, ce n’est pas comme couleur enregistrée, mais à travers un teintage rouge. Cette idée d’ajout de la couleur, assimilée à une superposition de couches, est aussi mise en scène dans le collage des bandes bleues translucides sur la photo de femme en noir et blanc qui accompagne la mention de Richard Avedon.

Quand elles ne sont pas noires ou blanches, les mentions reprennent d’ailleurs ce rouge (pour le nom du réalisateur, Stanley Donen), ce bleu (pour le nom du producteur, avant-dernière mention), ou une association du bleu, du rouge et du vert (plan 9, composé de trois clichés et de trois blocs de mentions concernant la photo et le décor). Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Funny Face », Donen, générique Or ces trois couleurs sont les trois primaires, non des peintres, mais du cinéma, dont l’addition par superposition dans le procédé Technicolor permet de reconstituer l’ensemble du spectre. 

Ainsi, en dernier ressort, l’usage de la couleur permet-il de mettre au jour le lien qui unit, dans ce générique, l’enjeu réflexif et le choix de la forme : le découpage et le collage sont au service d’une logique de décomposition de l’image filmique, d’analyse au sens chimique du terme, qui suppose une fragmentation. Cette analyse s’applique à la matière et au processus photographique, donnant à voir la pellicule, le négatif, la lumière (avec le geste inaugural), elle suggère la révélation, isole le noir, le blanc, et dissocie enfin la couleur elle-même. Elle s’applique aussi aux composantes plastiques de l’image, également déclinées, dans une certaine mesure, séparément : la ligne-contour, la ligne-cadre, et le coloris. Le rôle que jouent les mentions dans cette décomposition peut s’exercer sur trois plans différents : sur le plan du contenu sémantique, elles fournissent elles-mêmes un modèle de décomposition sous la forme de la liste des collaborateurs qui reflète la division du travail – la décomposition s’applique alors à la genèse de l’image - ; sur le plan du statut sémiotique et de sa transcription graphique, elles renvoient aussi à un système décomposable, parce que constitué de lettres, et dont la discontinuité renvoie au caractère discret des éléments du langage verbal ; enfin sur le plan plastique, elles servent de support à cette décomposition, au même titre que les autres motifs, et en particulier, ici, par le biais de leur division chromatique.

Ce dernier usage des mentions est plus spectaculaire dans le générique de « Femmes au bord de la crise de nerfs », où le mécanisme réflexif, avec la logique très lisible de décomposition qu’il met en œuvre, a cédé la place à des dispositifs plastiques plus complexes, plus enchevêtrés, dans lesquels les discontinuités chromatiques mettent en cause la perception même de l’espace représenté. Réalisé par Juan Gatti, également photographe de mode et designer, figure de la movida, ce générique rend hommage aux magazines féminins des années cinquante-soixante, dans lesquels ont été découpées les photos, et se réfère directement au générique de « Drôle de frimousse ». Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, générique Pedro Almodovar le cite en exemple, lorsqu’il commente le projet confié à Gatti : « J’ai proposé à Gatti de découper des photos dans des magazines féminins des années cinquante et soixante et d’en faire un collage pour qu’on entre dans le film comme on feuillette une revue de mode. C’est une entrée en matière dans la lignée de quelques comédies américaines comme « Drôle de frimousse » [Funny Face, 1957] de Stanley Donen. » Pedro Almodovar, « Conversations avec Frédéric Strauss, éditions de l’Etoile / Cahiers du cinéma », Paris, 1994, p. 86. Les collages de Gatti, de même d’ailleurs que le film lui-même, se réfèrent aussi ouvertement, au plan esthétique, au pop art - dont la naissance en Angleterre, avec l’exposition de 1956 à la Whitechapel Art Gallery, est contemporaine de la réalisation de « Drôle de frimousse » – et en particulier à Andy Warhol. On pense, au collage n°17, à ses sérigraphies démultipliées. L’hommage frôle parfois la citation : le profil du collage nº7 dans le générique de « Femmes au bord de la crise de nerfs », par exemple, évoque très fortement celui du dernier plan dans « Drôle de frimousse ». Mais les parti pris de composition sont différents puisque la division du cadre en sous-cellules rectangulaires, l’agencement sur fond neutre de quelques silhouettes, fragments ou motifs, avec les blocs de mentions, ont cédé la place à une mosaïque de plages colorées, à une saturation du cadre, à une imbrication beaucoup plus étroite de l’écrit et de l’image. Dans ce générique, les mentions, souvent associées à des bandes étroites qui semblent déchirées dans du papier de couleur, Et dont on trouve une utilisation isolée au plan 2 de « Drôle de frimousse ». chevauchent les découpages chromatiques, tout en y répondant souvent par leurs propres changements de couleur (collages nº 2, 5, 9, ou 19). Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, génériqueHybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, générique NB : le générique comporte 20 collages, dont l’un – celui du titre – est montré en deux plans. Nous nous référons bien ici au nombre de collages et non au nombre de plans.

À la planéité des fonds neutres se substituent des effets de superposition, Que l’on ne trouvait que de façon isolée dans « Drôle de frimousse », toujours en relation avec les bandes de couleur (transparents bleus du plan 11, bandes rose et rouge du plan 2). des « plans sédimentés » comparables à ceux que décrit Meyer Schapiro à propos de la peinture cubiste, qui impliquent une stratification sans véritable profondeur : « […] la surface peinte […] évoque par l’empiètement simulé des plans un espace sédimenté peu profond [a shallow layered pictorial space], complexe, brisé, incompatible avec la structure de l’espace familier propre aux objets tangibles environnants. Ces couches [layers] n’organisent pas un réseau ordonné de positions qui s’échelonneraient dans un espace tridimensionnel figuré, où la situation de chaque couche serait claire, identifiable comme proche ou lointaine, antérieure ou postérieure au sein de la série. » « Les mots et les images », p. 200. Dans les collages de « Femmes au bord de la crise de nerfs », et bien que les compositions restent simples, au regard des enchevêtrements cubistes, certains agencements provoquent de tels effets de superpositions paradoxales ou d’équivocité spatiale, qui mettent en cause la relation figure / fond, plus indiscernable encore dans la projection d’images mouvantes que dans le collage papier. Dans le collage nº9, la bouche qui prend place sur le rectangle jaune peut y être collée, mais donne l’impression d’être celle du visage dont on aperçoit le haut :
il s’agirait alors d’une trouée dans le jaune qui ferait office de masque. La main de droite et celle de gauche, qui devraient appartenir à une même couche spatiale, sont séparées par la bande noire qui semble passer sous celle de gauche et sur celle de droite. Enfin, il est impossible de déduire, de la position des lambeaux jaune et rouge déchirés en biseau, qui surmontent le visage, l’ordre de leur superposition. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, générique

Le même effet est produit par les lambeaux encadrant la bande blanche où se trouve le titre, dans le collage nº4. Par analogie avec le plan précédent, où les ongles de la main semblent avoir, en griffant la surface noire, fait apparaître un support blanc, on a le sentiment que des couches de papier colorés ont été collées les unes sur les autres, puis successivement déchirées. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, génériqueHybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, générique C’est alors la notion même de fond qui fait problème, détrônée par une sorte d’entrelacs où l’on ne peut plus vraiment distinguer le dessus du dessous. Dans d’autres collages, c’est la seule juxtaposition des parties d’un « champ » composite qui demeure ambiguë : ainsi dans le collage nº16, où le rectangle où se tiennent les femmes paraît superposé au décor de la salle teinté en rouge, alors même que la continuité de l’alignement des chaises laisse croire à une continuité. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, générique

Enfin, l’effet de trompe-l’œil qui fait jouer un faux reflet lumineux sur une bague dans le collage nº3 parachève ce travail de déstructuration spatiale. Là où l’entrée dans le champ de la loupe du photographe au-dessus d’une photo dans le générique de « Drôle de frimousse » redéployait un espace tridimensionnel incluant cette photo comme un objet à deux dimensions, ce reflet, à l’inverse, feint de transformer l’image de l’objet en objet, en mimant les effets d’un relief et d’une matérialité illusoires. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, générique Ainsi, à la différence de ce qui se passe dans « Drôle de frimousse », l’espace que créent les collages de « Femmes au bord de la crise de nerfs » n’est pas seulement un espace intermédiaire, un moyen terme entre page et champ, mais un troisième terme, ayant ses caractéristiques propres, qui ne relèvent ni de l’une ni de l’autre. C’est un espace stratifié, mais dont on ne peut dénombrer les strates, discontinu, mais sans que l’on puisse en identifier formellement les discontinuités, un espace équivoque, hybride, dans sa constitution, mais aussi dans ses formes apparentes, au sens où le sont les monstres composés de morceaux d’animaux différents, et à l’image de certains des objets qui le peuplent, comme cette fleur aux pétales de lèvres, que l’on voit dans le collage nº8. Hybridations de la page  et du champ dans les  génériques de films :  L’exemple du collage« Femmes au bord de la crise de nerfs », Almodovar, générique

Si le collage continue d’apporter une solution singulière au problème du rapport entre mentions et fond, c’est une solution qui s’avère ici doublement paradoxale, puisqu’il s’agit non seulement d’effacer l’hétérogène par l’hétérogène, mais encore de résorber l’écart entre mentions et fond en annihilant le fond en tant que tel, donc en déplaçant le lieu de l’indétermination. Aux fonctions analytique et réflexive des collages d’Avedon dans « Drôle de frimousse », à la reconstitution de l’espace plan et graphique de la page de magazine — la prégnance de l’écrit se marquant finalement dans ce cas par l’extrême lisibilité de la composition d’ensemble —, ceux de Gatti opposent l’invention figurative d’un espace synthétique, fantastique ou onirique, où le regard se perd, fruit d’une hybridation première dont le principe génétique n’aurait plus cessé de se propager.