Remix

Revues

À la ligne01

De la typographie des lettres Olivier Bessard-Banquy
Olivier Bessard-Banquy est ancien élève de l’Asfored (centre de formation des métiers de l’édition). Il a travaillé près de dix ans en tant qu’éditeur à Paris. Il est spécialiste de l’édition contemporaine et professeur à l’université Bordeaux Montaigne, où il enseigne l’histoire du livre et de l’édition aux étudiants de la filière des métiers du livre. Ses recherches portent sur les mutations de l’édition française et la démocratisation du livre. Il y consacre de nombreux ouvrages et articles : « Mutations de la lecture, L’Industrie des lettres », ou encore « L’édition française depuis 1945 » dont il est co-auteur. Il est également auteur d’une étude sur la pornographisation de la littérature intitulée « Sexe et littérature aujourd’hui ».

« L’art des beaux livres est un des seuls que l’étranger, aujourd’hui, ne parvienne à imiter, assure Octave Uzanne à la fin du XIXe siècle. Il est d’essence entièrement française, et l’on pourrait dire, parodiant Villon, " il n’est bon livre que de Paris ". Impression, illustration, brochage et reliure forment notre supériorité absolue sur le plus grand nombre des marchés d’Europe, et cela tient partout, en dehors du talent de nos artistes, à la question d’œil et au tact parfait de nos principaux éditeurs parisiens. » Voir le journal « Le Siècle » en date du 17 avril 1886. Un siècle plus tard, une simple promenade en librairie plonge l’amateur de livres dans la perplexité pour ne pas dire dans le plus profond désarroi : aujourd’hui des poches sur mauvais papier sont proposés trop chers à des lecteurs tant habitués désormais à voir des compositions amateurs qu’une mauvaise mise en page à l’occasion ne choque plus. Des éditions courantes à vingt euros sont composées de manière absurde par des opérateurs ignorant de toute évidence la culture du livre. Tant et si bien que certains esprits taquins parmi les libraires appellent « petits poches » et « grands poches » les productions à bas prix et les grands formats qui semblent issus d’une même industrie donnant des volumes sériels sans charme. Faut-il croire que l’art du livre a disparu en France ? ou que plusieurs traditions du livre ont pu cœxister depuis toujours ? Que penser de l’évolution de la composition des textes littéraires d’hier à aujourd’hui ? La démocratisation des lettres et des volumes a-t-elle entraîné implacablement la dégradation de l’objet-livre ? Ou au contraire les beaux ouvrages ont-ils de l’avenir ?

 « Le jour où Charpentier inventa le livre à bon marché, en combinant le texte compact, le petit format et le papier sans marges et sans poids, la librairie eut son [1789]. L’aristocratie du livre était frappée mortellement. Depuis cette époque, on sait quelle marche rapide a suivie le Livre dans la voie de la démocratisation », déclare à la fin du XIXe siècle Édouard Pelletan, l’un des meilleurs éditeurs de l’époque, spécialisé dans les livres de luxe. Voir Édouard Pelletan, « Le Livre », Paris, Pelletan, 1896, p. 3. C’est donc dire qu’effectivement, dès que le livre n’a plus été conçu comme un objet de charme à destination de quelques happy few, sa mutation en tant qu’objet usuel, sans manière, désacralisé, a implacablement entraîné sa dégradation. Pourtant, avec la révolution Charpentier, le texte est plus serré mais la réalisation n’est pas sacrifiée, le papier, en 1838, est encore à base de chiffons ou de fibres de cellulose pure, et les livres s’adressent pour l’essentiel à des amateurs éclairés issus de la noblesse et de la bourgeoisie. Les volumes par exemple des œuvres de Nodier comportent des notices dont une de Sainte-Beuve qui peuvent courir sur des dizaines de pages. (Nodier, un des premiers auteurs de la collection, bibliophile comme on sait, aurait-il accepté de céder ses droits à Charpentier si les volumes avaient été trop maltraités à ses yeux ? Évidemment non.) Certains voient en la série Charpentier l’ancêtre du poche ; c’est vrai sur le strict plan de la matérialité du livre et de la réduction des formats qui correspond à un nouveau mode de lecture : le livre n’est plus un objet statique de bibliothèque à lire chez soi bien installé au coin du feu, c’est un objet vivant que l’on peut transporter et bientôt lire dans le train. En revanche il s’adresse toujours à de vrais amateurs de livres, simplement moins fortunés que les grands bibliophiles, tandis que le poche sera conçu pour des publics qui veulent consommer de la culture dans l’instant sans forcément garder ou collectionner les volumes. Le poche dans les années 1950 sera pensé comme un objet périssable — ce qui n’est pas le cas des volumes de la série Charpentier. Voir Isabelle Olivero, « L’Invention de la collection, De la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle », Paris, IMEC, 1999.

Il existe certes depuis le XVIIe siècle une production de piètre qualité destinée au colportage mais elle est, sauf erreur, pleinement distinguée des livres courants et elle disparaît d’ailleurs d’elle-même avec la multiplication des points de vente du livre au XIXe siècle. Ces deux types d’édition sont coupés et n’ont à la limite aucun rapport entre eux, à ceci près que les éditeurs des livres bleus de Troyes aiment à reprendre à l’occasion des textes qui ont pu connaître les honneurs d’une parution classique. Ces productions visent des publics séparés quand bien même encore une fois certains des petits volumes de la Bibliothèque bleue ont pu être retrouvés dans les bibliothèques de familles bourgeoises. Et d’ailleurs la production de colportage est pour l’essentiel une production d’almanachs, de petits livres de piété, de contes ou de facéties, c’est une production fruste que les amateurs jugent peu substantielle. La production dite noble demeure aux mains des libraires traditionnels. Ces deux secteurs de l’imprimé, coupés, séparés, ne se fécondent pas mutuellement. Ils sont comme inconciliables. Voir sur ce point Robert Mandrou, « De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles », Paris, Stock, 1964 et Roger Chartier, « Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime », Paris, Seuil, 1987.

Le progrès au XIXe siècle se fait indiscutablement dans le sens de la dégradation de la qualité du livre — le papier, au mitan du siècle, n’est plus composé de chiffe mais de fibres de cellulose issues du bois, moins bonnes par définition puisque issues d’une cellulose non pure qui a dû être raffinée, traitée, la composition des textes à partir de 1880-1890 n’est plus manuelle mais mécanique ce qui permet moins facilement de régulariser la tombée du texte et fluidifier les lignes, d’ajuster les blancs dans l’équilibre de la page, l’alliage même des métaux utilisés est moins bon avec les Monotype et Linotype qu’en composition normale, les caractères sont moins résistants, l’impression est moins bonne, les textes deviennent de plus en plus serrés… De même au XXe siècle, l’apparition du brochage sans couture, la fin de l’impression au plomb, la déprofessionnalisation des métiers du livre avec la publication assistée par ordinateur aboutissent à ce que l’on connaît aujourd’hui — plus de 70 000 titres par an et combien que le lecteur a plaisir à lire ? Tout cela n’explique pas la négligence coupable des éditeurs dans la réalisation bâclée des volumes — l’existence au XIXe comme au XXe siècles d’une production soignée au même prix que la production courante montre qu’il est possible de faire de beaux livres à un tarif normal. Mais, visant de plus en plus un grand public peu lettré ou peu savant, la grande édition n’a-t-elle pas le réflexe d’estimer que la forme du livre est de peu d’importance ? ou de peu d’intérêt ? Ne tend-elle pas à considérer que seule la production pour les amateurs ou les connaisseurs doit être irréprochable puisque précisément les bibliophiles ou les bibliomanes sont aussi sévères aujourd’hui qu’hier et refusent d’acheter des volumes s’ils sont trop mal réalisés ? Et la dégradation générale des volumes n’entraîne-t-elle pas, par réaction, à chaque moment critique de l’histoire de l’imprimé, un processus de réinvention de l’objet-livre ?

La renaissance dite elzévirienne du XIXe siècle, par exemple, est une réaction voire une expérimentation pour essayer de donner une belle allure ancienne à des livres qui commencent alors à prendre de multiples formes et à nourrir, sinon une production de masse, en tout cas une production courante qui n’est plus forcément faite pour durer toujours, pour intégrer une bibliothèque qui doit être transmise, enrichie, de génération en génération. (Soit dit en passant, c’est bien plus par le format, par l’allure générale du livre que par la typographie seule que les productions des éditeurs engagés dans ce renouveau elzévirien peuvent se rattacher à la tradition des célèbres libraires hollandais. Tous, de Jouaust à Liseux en passant par Lemerre, produisent des petits volumes de charme, de petits in-douze sur beaux papiers, à des tarifs honnêtes mais parfois quand même assez nettement au-dessus des 3,50 francs des prix désormais fixes des éditions courantes à partir des débuts de Charpentier.) Cette renaissance elzévirienne passe par la recherche d’un grand raffinement typographique mais aussi par le recours à des bandeaux, des culs de lampe, des lettrines, des frises et autres complications graphiques qui viennent décorer mais aussi charger la page. Les grands collectionneurs, gens de goût, délicats, discrets, austères même dans certains cas, n’ont pas manqué de moquer un peu cet abus décoratif, ces pages baroques, foisonnantes, qui ont semblé un peu trop alourdies ou trop peu dédiées au texte seul. On songe à Léopold Carteret qui n’a pas cessé dans son « Trésor du bibliophile » de réserver quelques pages acides à ce mouvement du livre français qui ne lui a pas semblé de très bon goût. On pense encore à Jean-Alexis Néret qui dans son « Histoire de la librairie » a dénoncé non sans raison un mélange de styles, de compositions, qui a fait du livre au XIXe siècle un objet parfois composite aux équilibres introuvables. Voir Léopold Carteret, « Le Trésor du bibliophile », Paris, chez l’auteur, 1946-1948 et Jean-Alexis Néret, « Histoire illustrée de la librairie et du livre français », Paris, Lamarre, 1953. Il ne faut pas oublier que l’âge d’or de la bibliophilie, des années 1880 aux années 1920, correspond à de grandes années de fièvre nationaliste, les amateurs sont très chauvins et rêvent à l’image d’Octave Uzanne d’un art du livre à la française en dénonçant volontiers les influences étrangères dans la fabrique des volumes comme ailleurs… Voir Octave Uzanne, « Les Évolutions du bouquin, La Nouvelle Bibliopolis, Voyage d’un novateur au pays des néo-icono-bibliomanes », Paris, Henri Floury, 1897. Il n’en reste pas moins que, pour nous, ces livres sont quand même bien souvent sublimement composés et donnent de fort belles pages toujours aussi agréables et merveilleusement conservées plus d’un siècle plus tard. En tout cas la cote de ces volumes reste assez élevée aujourd’hui, preuve qu’ils sont ardemment recherchés des amateurs du XXIe siècle.

C’est pourtant contre ce courant très baroque, chargé, que se dresse quelque temps plus tard les très conservateurs et très austères protestants de la NRF passés par le Mercure de France. Contre l’envahissement de la couleur et de l’illustration aussi. André Gide fonde le comptoir d’édition issu de la NRF pour en finir avec ce qu’il estime être le relâchement de la typographie française. La NRF en effet procède d’un désir de défendre une littérature dégagée des mots d’ordre symbolistes et naturalistes mais encore irréprochable dans son agencement esthétique et graphique (Gide va même jusqu’à faire pilonner son livre « Isabelle », le premier publié par le comptoir de la maison, composé de manière malheureuse, avec un nombre inégal de lignes selon les pages). Tous les esthètes de la NRF première époque sont bibliophiles ; leur imaginaire du livre est contaminé par ce commerce quotidien avec le pur chiffon et le tirage numéroté (mais ils entendent aussi se démarquer des frises et autres raffinements graphiques du XIXesiècle, issus du renouveau elzévirien, de même que des ouvrages populaires aux couvertures illustrées, on l’a dit).

La première période de la NRF, très courte, est celle du comptoir d’édition confié à un certain Gaston Gallimard par les fondateurs de la revue, période qui voit la publication de Gide, de Claudel, de Martin du Gard, de Larbaud dans des éditions irréprochables aux confins de la bibliophilie. Cette première époque, pour le dire vite, est celle de la publication de prestige placée sous la responsabilité d’esthètes désintéressés, amoureux de la littérature absolue et du bel ouvrage.

Avec la transformation du comptoir d’édition en librairie Gallimard en 1919, la maison, désormais placée sous la pleine responsabilité de Gaston Gallimard, devient une maison comme les autres jeunes pousses de l’édition début de siècle, désireuse de s’engager pleinement dans l’aventure littéraire et la compétition commerciale, jouant des coudes face au Mercure, face à Grasset ou quelques autres. Gallimard met un terme à l’aventure du semi-luxe. Les volumes de la NRF des années 1920 sont moins beaux, plus denses. Le papier vergé est abandonné, la composition devient beaucoup plus serrée, un Bodoni assez grassouillet devient le caractère de prédilection de la NRF. Mais tous les livres font l’objet de tirages de tête (Gallimard est une maison raffinée qui travaille pour des amateurs tout aussi exigeants — la collection privée de Gaston Gallimard, lui-même fils d’un grand bibliophile du XIXe siècle, est probablement aujourd’hui une des plus belles et des plus chères qui soient, avec des tirages de tête couverts de dédicaces-fleuves signées Malraux, Saint-Exupéry, Sartre ou Camus, parmi des milliers d’autres, tous aussi précieux ou prestigieux.) En fait tous les éditeurs ont toujours considéré que l’édition originale ou tirage de tête ou grand papier est l’édition pour les véritables amateurs, héritiers ou descendants des anciens bibliophiles. Il n’est donc pas nécessaire de soigner l’édition courante, elle s’adresse à des personnes qui consomment des livres mais qui ne les gardent pas forcément. Si les lecteurs veulent de belles éditions, qu’ils fassent donc l’emplette des tirages sur beaux papiers. Si cette tradition est achevée, c’est que les amateurs ne sont plus en nombre suffisant pour faire vivre cette belle pratique. Si les amateurs se sont détournés des œuvres sur beau papier, c’est qu’ils ne croient plus en la valeur atemporelle des volumes produits. Il ne s’agit donc pas tant d’une désaffection frappant les produits de l’édition que d’un doute ou d’une grande incertitude au sujet des textes publiés et de leur capacité à traverser les époques et à intégrer le patrimoine des grandes œuvres. Seuls Gallimard, Minuit et quelques autres poursuivent cette pratique mais pour les seuls auteurs de très bonne réputation justifiant de connaître les honneurs du vergé de Hollande : Tournier, « Le Clézio, Modiano, Kundera » — tous « pléiadisés » ou « pléiadisables » en quelque sorte. Voir sur ces questions les travaux d’Alban Cerisier et Pascal Fouché sur la NRF et notamment le volume collectif Gallimard, « Un siècle d’édition 1911-2011 », Paris, BNF-Gallimard, 2011.

Jusqu’à la Seconde Guerre, ce qui frappe, c’est l’uniformité des volumes. Un livre de la NRF est-il plus beau, plus soigné, plus élégant qu’un titre de chez Flammarion, Émile Paul frères ou Plon ? La réponse est non. Mais encore une fois chacune de ces maisons publie dans les années 1920 des volumes de luxe pour collectionneurs. Chacune a sa production pour esthètes. Chacune se soucie de sa réputation en donnant quelques chefs-d’œuvre sur beau papier qui sont la preuve d’un certain art du livre, de la capacité de Saint-Germain-des-Prés à satisfaire les exigences les plus hautes ou les plus fortes. Il s’agit aussi d’attirer les auteurs et de flatter leur amour-propre en leur faisant miroiter quelques beaux tirages raffinés de leurs œuvres précieuses. Cette uniformité des volumes de peu de qualité s’explique très bien, au-delà de la simple distinction de l’édition originale et de l’édition courante :

— D’abord les éditeurs se perçoivent comme des acteurs culturels et non comme des producteurs d’objets manufacturés (il suffit de voir les combats corporatistes de Grasset : des pages et des pages écrites sur le métier d’éditeur, pas une seule sur l’objet-livre). Voir Bernard Grasset, de ses « Remarques sur l’action » (Paris, Gallimard, 1928) à son « Évangile de l’édition selon Péguy » (Paris, André Bonne, 1955).

— Ensuite, la fabrication reste l’apanage des typographes, la production courante de l’édition littéraire est globalement composée dans les mêmes imprimeries par les mêmes personnels. Dans la plupart des maisons personne ne donne d’instructions précises de composition. L’éditeur se prononce uniquement sur le nombre de pages souhaitées (en fonction du prix de vente estimé). Les typographes appliquent mécaniquement le canon des ateliers et choisissent un traitement graphique standard en fonction des matrices achetées par l’imprimerie.

Les éditeurs ne se chargent guère de trop mettre le nez dans les affaires de composition typographique. Au mieux ils adressent aux ateliers une note éventuellement agrémentée d’un croquis indiquant les principales instructions concernant justification, titre courant, caractères, etc. Mais dans bien des cas, écrit Edmond Morin, « on se trouve en présence d’un client qui ne sait pas trop ce qu’il veut. Il voudrait un format à peu près comme celui-ci ou bien comme celui-là… Il patauge et fait patauger tout le monde derrière lui. Le patron est pris par le souci des affaires et n’a guère le temps de s’occuper des détails, c’est sur l’ouvrier que tout le monde se repose pour établir un type acceptable. » Edmond Morin, « Dictionnaire de l’imprimerie », Bruxelles, Librairie des arts graphiques, 1933, p. 195. Faucheux écrit au sujet de ses débuts au Club français du livre : « Depuis longtemps, les éditeurs avaient abandonné à l’imprimeur le soin de concevoir, réaliser, imprimer leurs livres… et ceux-ci, à part des exceptions reconnues, avaient oublié toute culture. Leur production était à la fois banlieusarde et professionnelle, au sens le plus étroit des termes. » Voir Pierre Faucheux, « Écrire l’espace », Paris, Robert Laffont, 1978, p. 77.

Autrement dit, la production ronronne mais elle est sans créativité. En fait les éditeurs savent très bien faire de très beaux livres et ils le prouvent dans cet âge d’or du livre de luxe qui permet même à Malraux de faire quelques beaux coups avant de devenir le directeur artistique de la NRF en titre à la fin des années 1920. Mais il est vrai que les mises en page sont souvent conventionnelles et que le luxe est surtout lié à la beauté du papier utilisé et à la générosité des compositions à la main. L’inventivité des éditeurs est limitée mais leur connaissance des arts graphiques est avérée. Chez Gallimard, tout particulièrement, il y a une grande culture du livre, tout est très étudié, surveillé, le bon goût est partagé, mais il s’agit aussi de faire des livres à bon prix et Gaston Gallimard, très économe, est tatillon sur ce point. La maison sait faire des séries courantes, de luxe ou de semi-luxe, et cherche à chaque fois à réaliser au mieux et au meilleur prix les choses. Mais l’idée est toujours la même : les vrais amateurs achèteront les volumes de qualité supérieure, tant pis donc si la production courante est de piètre facture, elle doit rester accessible au moindre coût, c’est là ce qui importe. Pour le reste la maison est très conventionnelle.

Elle a eu Malraux ou Massin comme directeurs artistiques mais rien de leur action n’a été très visible dans la production de la maison sinon la création de la série « Folio ». C’est la très célèbre couverture de la « Blanche » qui a surtout marqué le design du XXe siècle français mais, comble de l’ironie, elle a été conçue ou dessinée par un imprimeur belge selon des modèles anglais. Voir Gallimard, « Un siècle d’édition 1911-2011 », op. cit.

Enfin, soyons honnêtes, le monde des amateurs de livres est encore au début du XXe siècle très conventionnel pour ne pas dire plus, les éditeurs ne sont pas incités à innover vraiment, à rompre avec la tradition du livre, à produire des volumes originaux, le livre est un domaine où le bon goût ancien triomphe, la moindre rupture ou faute de composition peut fâcher les bibliophiles ou les bibliomanes. Quant aux éditeurs eux-mêmes, ils sont désormais les héritiers de bonnes familles, contrairement au XIXe siècle, et ils reproduisent mécaniquement ce qu’ils ont toujours connu. Ils sont désormais à la tête de très belles bibliothèques bourgeoises riches de volumes sur vergé ou hollande dédicacés, de vrais patrimoines personnels impressionnants bâtis à partir des biens de l’entreprise, ils ont une vision du livre très datée, très conservatrice le plus souvent, c’est ce qui explique qu’ils auront tant de mal à saisir l’extraordinaire nouveauté du livre de poche — à aucun moment ils n’imagineront qu’un livre aussi fruste puisse connaître le succès dans la durée. Voir Olivier Bessard-Banquy, « La Fabrique du livre, L’Édition littéraire au XXe siècle », Tusson, Du Lérot éditeur, 2016.t Avec les clubs tout change. À la Libération, Pierre Faucheux et les clubs du livre font éclater cette rigidité de l’objet traditionnel. La nécessité de renouveler les bibliothèques, publiques ou privées, pour beaucoup détruites pendant la guerre, le désir de mettre la typographie en adéquation avec le texte conduit ce typographe de génie à créer chaque fois une composition nouvelle (au Club français du livre puis au Club des libraires de France). L’idée de Faucheux est de dire que, chaque texte étant par nature différent, chaque livre demande une maquette sur mesure. Sa composition des Exercices de style de Queneau, dans cet esprit, est sans doute son travail-limite : à chaque page, chaque phrase, chaque mot des mille et une versions de l’histoire du livre correspond un traitement typographique spécial, distinct, et pourtant significatif et bien ordonné. Mais Massin l’a avoué par la suite : si les graphistes des clubs ont pu innover avec autant de liberté, c’est que les volumes ont été vendus par correspondance, à l’aveugle en quelque sorte, auprès de lecteurs qui ont voulu faire l’acquisition du texte ou du volume, quelle qu’ait pu être sa mise en forme originale : si les cartonnages avaient dû se vendre par eux-mêmes en librairie, sans doute les artistes du livre les plus fous qui les ont conçus auraient-ils dû mettre un peu voire beaucoup d’eau dans leur vin et suivre des canons du livre plus traditionnels pour ne pas effaroucher la clientèle la plus conservatrice. Le travail de Faucheux a été doublement influent sur l’édition littéraire :

— D’abord nombre de coéditions entre les clubs du livre et les éditeurs traditionnels permettent de faire évoluer les mentalités graphiques jusque chez les plus classiques des grands éditeurs. « Les Gommes » de Robbe-Grillet, par exemple, publié en 1953 aux Éditions de Minuit, sont composées dans une étonnante égyptienne (c’est-à-dire un caractère à empattements quadrangulaires) parce que Jérôme Lindon ni plus ni moins utilise la maquette élaborée par un éditeur de club novateur avec qui il travaille alors en compte à demi.

— Ensuite, bien évidemment, Saint-Germain-des-Prés est un village, nombre d’éditeurs sont inspirés des maquettes de Faucheux et de ses proches, à commencer par Jean-Jacques Pauvert et Claude Tchou, tous deux très exigeants dans leur recherche d’une certaine forme de pureté graphique. La société se développe à grands pas avec les Trente Glorieuses, le monde change, la couleur envahit les rues, les magasins, les objets, les livres doivent batailler les uns contre les autres pour se faire remarquer chez le libraire, les éditeurs comprennent qu’ils doivent de plus en plus recourir aux bons soins d’un graphiste pour que leurs ouvrages tranchent sur la production globale. Et les volumes de Tchou, de Pauvert, montrent qu’il est possible de faire de l’édition courante de qualité. Cela ne coûte pas plus cher, disent en chœur Pauvert et Tchou — à l’éditeur de bâtir son économie pour compenser le surcoût minime d’un papier de bonne tenue. En rognant sur d’autres postes budgétaires. Les évolutions du livre le permettent :

– la photocomposition apporte une marge de manœuvre typographique (il est plus facile de jouer sur les caractères) ;

– l’offset permet une impression plus régulière ;

– la PAO simplifie bientôt la mise en page…

Pourtant ce n’est pas le chemin qu’a suivi l’édition. Plus les instruments de fabrication se démocratisent et plus les métiers du livre se déprofessionnalisent et plus l’édition en profite pour se rationaliser (puisque le livre n’est plus fait pour durer aux yeux des consommateurs courants, il n’est plus besoin de coudre les cahiers…).

Par ailleurs, plus la typographie se fait modulable et plus elle est déformée par des apprentis compositeurs qui sont en fait de vrais Mister Hyde du tripatouillage graphique. En fait, plus les outils permettent de faire baisser les coûts de fabrication, plus les éditeurs produisent de titres, jadis impossiblement rentables, aujourd’hui potentiellement intéressants, réalisés à l’économie pour que l’affaire puisse être bénéfique malgré des ventes modestes. Et puisque les gens achètent, les éditeurs continuent. La démocratisation du livre n’est donc pas en soi synonyme d’un inévitable relâchement esthétique. Des maisons comme Allia le prouvent aujourd’hui. Il est possible de faire de très beaux livres pour six euros seulement. Ce qui explique le peu de qualité de la production aujourd’hui, c’est le peu d’exigence du grand public qui préfère payer le moins cher possible, quitte à lire sur papier journal. Au Japon où les lecteurs sont plus fervents et beaucoup plus fétichistes, par exemple, le poche est imprimé sur un simili papier bible. Ce n’est pas que les éditeurs nippons soient plus vertueux ou généreux ; ils savent simplement que si leurs objets sont trop rustiques ou grossiers ils ne les vendront pas. En France Le Seuil a essayé conjointement avec L’École des loisirs de proposer au public de sublimes volumes à la japonaise sur bible sous l’estampille de « L’École des lettres », cela n’a pas marché, les lecteurs de textes classiques ont préféré payer un, deux ou trois euros de moins pour avoir le même texte sur un mauvais papier plutôt que d’investir dans des volumes de charme pour toujours — la série a dû être arrêtée. Voir Olivier Bessard-Banquy, « L’Industrie des lettres, Étude sur l’édition littéraire contemporaine », Paris, Pocket, « Agora », 2012. Elle a pourtant donné de bien beaux titres, du « Voleur » de Darien aux « Égarements du cœur et de l’esprit » de Crébillon fils sans oublier les « Lettres à un jeune poète de Rilke » ou des lettres d’amour des XVIIe et XVIIIe siècles, les mémoires de Voltaire… Le problème est qu’en France, pays des lumières, royaume des intellectuels, le livre est trop souvent perçu comme un contenu et non comme un contenant. Les éditeurs, encouragés par le peu d’exigence du public, se désintéressent de la forme et n’ont d’attention que pour le fond. Toutes les maisons imprint qui se sont lancées depuis des années, « POL » chez Flammarion, aujourd’hui chez Gallimard, L’Olivier au Seuil, L’Arpenteur chez Gallimard, ne maîtrisent pas leur fabrication, elle est traitée par un back office. Même Georges Monti du Temps qu’il fait s’énerve quand on voit en lui un bibliophile — les éditeurs ont peur de sembler trop intéressés par l’objet-livre, ils redoutent de voir leur production assimilée à une production élitiste, non destinée au public, pas vraiment faite pour être lue. Pire : certains qui prétendent soigner la forme comme Actes Sud multiplient les aberrations graphiques (justification trop courte, volumes collés, carte de couverture trop forte, petit fond trop faible…). Le sans-couture est en soi un vrai scandale en cela qu’il précipite la mort du livre à brève échéance. Le mépris avec lequel est traité le livre par ceux-là même qui en vivent est tout à fait parallèle au peu de cas que la société contemporaine en fait. Chacun peut se réjouir de ce que l’accès à la culture, grâce au poche notamment, se fasse aujourd’hui avec moins de manières qu’hier. Mais on ne peut dans le même temps déplorer que le mépris de la forme s’accompagne d’un certain mépris du fond. Le soin apporté à la forme témoigne du respect porté au contenu. Le dédain de l’objet-livre est indissociable d’une certaine forme de dévalorisation de la culture générale.

Le fait est que l’édition produit de plus en plus à destination de publics qui ne sont plus des publics de bibliophiles, de bibliomanes ou de bibliolâtres, comme disait Uzanne, et que les éditeurs savent bien qu’ils vendront leurs volumes du Da Vinci Code ou des Fifty Shades of Grey quelle que soit leur forme. C’était déjà vrai dans le passé mais la plupart des maisons étaient quand même dirigées par des gens du livre, qui portaient le nom des fondateurs, et qui étaient en quelque sorte les gardiens du temple et qui se sentaient comme Grasset animés d’une certaine forme de volontarisme culturel. Ce qui a changé, c’est que les éditeurs comme le reste de la société se sont convertis au libéralisme économique et culturel qui les pousse à produire ce qui se vend. Sans être tentés le moins du monde d’essayer de faire plus ou mieux. Et d’ailleurs la plupart du temps les personnes décisionnaires, les éditeurs en place, salariés, les assistants ou secrétaires d’édition, s’ils sont passés par des formations aux métiers du livre, ce qui n’est pas garanti, n’ont pas forcément de culture graphique. Les maquettistes eux-mêmes, si l’on excepte un Philippe Millot, connaissent très bien les outils, la typographie, mais non la culture du livre, l’histoire de la lettre et surtout la bibliologie, la science du livre — combien ne viennent pas casser la maquette en ajoutant par exemple des blancs aléatoires entre les paragraphes ? Même chez Gallimard, dernière maison d’importance soucieuse de son identité visuelle, une série comme les « Quarto » peut être composée à l’aide d’un Walbaum, une didone trop tranchée, trop difficile à imprimer dans les petits corps, et dans tous les cas trop géométrique, trop peu ronde pour servir dans le cas d’un Rabelais ou d’un Montaigne par exemple. Et depuis combien de temps un volume de la maison Plon ou de la maison Albin Michel ne nous a pas fait rêver par son charme plastique ou sa réussite esthétique ?

Aujourd’hui, au fond, le manque de volontarisme culturel se retrouve dans le manque d’inventivité formelle des éditeurs, ils sont devenus des entrepreneurs de produits industriels, standardisés, à destination de publics qui n’ont pas de culture du livre parce que le divertissement audiovisuel tend à s’imposer toujours plus au détriment de l’écrit dans les pratiques culturelles. Pourtant les petits éditeurs qui eux compensent de plus en plus le manque d’inventivité ou de créativité des grandes maisons glanent des succès et montrent qu’un bel objet peut justement rencontrer le succès notamment en raison de sa réussite formelle. Faut-il le dire et le redire, le livre est un objet. De toute évidence, des maisons comme Allia, comme Le Nouvel Attila, comme Monsieur Toussaint Louverture, comme Le Tripode, comme Finitude, sont des maisons qui marchent grâce au très grand soin apporté à la réalisation de leurs volumes. Voir le volume collectif « Le Corps du livre », Paris, Association Verbes, 2017. Comme il n’y a pas de mystère ces éditeurs sont aussi de grands amateurs de livres anciens qui ont donc une culture de l’objet-livre. Ils ne s’intéressent pas qu’au contenu, ils sont de véritables experts de la forme, de l’emballage, de la fabrique du livre. Et ils ont du goût ! Ce sont eux qui remplacent aujourd’hui les clubs de livres et qui poussent l’édition à aller de l’avant.

Accessoirement ils montrent aussi le chemin de la résistance du papier face au numérique. C’est en accentuant le caractère d’objet du livre que l’édition papier pourra lutter contre l’essor de la culture des écrans et donner envie d’acheter ce qui continuera d’être un objet susceptible d’être fétichisé (rappelons-le, un livre électronique n’est pas un livre, c’est un fichier informatique). Saluons donc le courage de ces entrepreneurs du livre-objet qui non seulement résistent face aux mastodontes mais en plus indiquent le chemin de la lutte contre le numérique. Ne soyons pas pessimistes, et voyons le bon côté des choses, il n’a jamais été plus facile et moins cher de faire de beaux objets — reste à marketiser les plus belles réussites pour donner envie au plus grand nombre de continuer à acheter des livres si possibles les plus beaux.